Hélène Cixous : Ruines bien rangées

dimanche 31 janvier 2021, par Annie Rambion

Gallimard, 2020

« Il ne s’agit pas d’un Retour. Je n’ai jamais eu envie d’un Retour. Selon moi il n’y en a pas, nulle part et jamais. Personne ne reviendra jamais à Osnabrück ».
De quoi alors s’agit-il, si ce n’est pas un retour ? « Où allons-nous ? » est la première phrase du livre, et bien d’autres questions s’ensuivent, qui n’épuisent pas le sujet. On comprend assez vite qu’il s’agit d’un voyage intérieur, fait de plusieurs voyages réels, effectués par la narratrice, seule ou avec ses enfants, ou par sa mère à un moment de l’histoire, de voyages rêvés aussi, qui ne sont pas les moins intéressants. Nous sommes à la naissance des pensées, le livre s’écrit en avançant, en parcourant des boucles dans l’espace et le temps, en repassant aux mêmes endroits, pour voir ce qu’on ne voit plus.

Osnabrück est, au moins au départ, le centre du livre. Hélène Cixous résume en 4e de couverture tout ce qu’il y a à savoir sur cette petite ville de Basse-Saxe, fondée par Charlemagne en 783, où tous les royaumes de l’Europe ont signé en 1648 le fameux traité de Westphalie mettant fin à la guerre de Trente ans. Avant de poursuivre : « ici en 1928 sans perdre un instant notre belle ville est nazie, en 1938 elle a mis le feu à ses Juifs, comme hier elle mettait le feu à ses sorcières ». Le reste, l’épaisseur des histoires vécues, la chair disparue à jamais, ce à quoi on ne peut pas retourner, nous le découvrons au fil des pages, des rues et des rencontres, dans une langue à la fois rêveuse et précise. A différents moments du livre, certaines des femmes accusées de sorcellerie sont évoquées, en contre-point à des horreurs plus récentes.

Osnabrück était la ville de la famille maternelle d’Hélène Cixous, des histoires et des figures apparaissent. On voit une ancienne photo de leur grande maison, dans l’espace détruit est maintenant édifié un café tout neuf, « tout est à la place de tout dans cette petite ville ». Sa mère y a vécu son enfance et son adolescence, mais elle a échappé au pire pour les Juifs, elle est partie avant. Elle a fait sa nouvelle vie, en France puis à Oran en Algérie, où elle a longtemps exercé comme sage-femme, connu la prison en 1962, l’expulsion en 1971, un destin incroyable qui devient le sujet central à la fin du livre.

Les « ruines bien rangées » sont celles de la Vieille Synagogue, que la foule nazie a incendiée en 1938. C’est un étrange monument mémoriel, édifié en signe de réparation, qui inspire à Hélène Cixous une méditation perplexe et désolée.
Eve Klein, la mère d’Hélène, a accepté, par politesse dit-elle, parce qu’elle a été invitée, d’aller à Osnabrück en 1985, pour une cérémonie officielle. Elle y a retrouvé ses anciennes camarades de lycée survivantes, une photo au milieu du livre témoigne de cette rencontre. Sa fille imagine leurs dialogues, souligne combien sa mère apparaît différente des autres « vieilles dames », la seule en pantalon, avec aux pieds ses chaussures solides, toujours prête à partir.

Il faut entrer dans ce récit, en suivre les circonvolutions, pour en recueillir ce qu’il porte d’histoire collective, un événement particulier mais hautement symbolique du grand massacre des Juifs d’Europe. Se révèle aussi peu à peu, au fil de l’écriture du livre, une autre lecture. Eve, la mère disparue en 2013, dont elle essaie de reconstituer la vie, à travers les bribes de parole retenues, les papiers énigmatiques retrouvés en vidant la maison, se retrouve au centre de la recherche, « au centre du centre du monde » pour reprendre le beau titre de la première partie. Osnabrück a « bien rangé » les ruines de la Synagogue, mais nous, que pouvons-nous faire d’autre que d’essayer de ranger à notre façon les souvenirs de nos disparus, pour continuer avec eux les dialogues imaginaires ?