Henning Mankell : Sable mouvant

lundi 4 juillet 2016, par Élizabeth Legros Chapuis

Henning Mankell : Sable mouvant (Fragments de ma vie), traduit du suédois par Anna Gibson, éd. du Seuil, septembre 2015

Le testament d’un honnête homme

Henning Mankell, écrivain suédois surtout connu en France pour ses romans policiers (dont le héros récurrent est l’inspecteur Kurt Wallander), était aussi l’auteur de romans originaux comme Profondeurs (la double vie d’un jeune ingénieur naval en 1914) ou Le Fils du vent (à la fin du 19e siècle, l’adoption d’un enfant africain par un entomologiste suédois, greffe manquée).

Sable mouvant représente son testament, un texte écrit par Mankell en 2013-14 après qu’il eut appris en janvier 2013 qu’il était atteint d’un cancer. Le livre a été publié en suédois en 2014 et il est sorti en français en septembre 2015, juste un mois avant sa mort. Un livre qui reflète sa personnalité, celle d’un homme sincère, passionné de théâtre, préoccupé de justice sociale ; qui fait écho à ses questionnements et ses doutes ; qui évoque son parcours personnel de manière fragmentaire (le sous-titre du livre est d’ailleurs Fragments de ma vie), afin d’éclairer son propos plutôt que de raconter.

En effet, le récit n’est pas linéaire. Il alterne de manière irrégulière réflexions actuelles et souvenirs du passé, ces derniers provenant essentiellement de deux périodes : l’enfance et la jeunesse, le temps passé en Afrique. Car à partir du début des années 70, Henning Mankell a partagé sa vie entre la Suède et le Mozambique, où il a monté une troupe de théâtre, le Teatro Avenida. Le récit procède par chapitres brefs, de trois ou quatre pages. (Est-ce un hasard ? Le livre a 67 chapitres et Mankell est mort à 67 ans.)

Sa philosophie se montre pragmatique mais empreinte d’une grande exigence spirituelle et marquée par le doute : « Les réponses qu’on peut apporter engendrent toujours de nouvelles questions. » Il note aussi : « Dans mon monde, les vérités sont toujours provisoires. Rien de ce que j’ai pu penser au cours de ma vie n’est resté identique. »

Mankell ne s’attarde pas excessivement sur sa maladie et le combat qu’il mène contre elle. Il précise qu’il a déjà eu une (fausse) alerte au cancer en 1992 et ajoute : « Je ne voulais pas mourir alors que je n’avais même pas atteint 45 ans ». Mais finalement il conclut que, peu importe l’âge qu’on a, « la mort arrive toujours au mauvais moment ». Il évoque l’évolution de son attitude par rapport au cancer et les moyens de résistance qu’il utilise : les livres, la musique, la peinture. « Vivre avec le cancer, c’est vivre sans garantie. De même que l’on ignore les chemins qu’empruntent les chats la nuit, les cellules cancéreuses progressent loin des sentiers éclairés ».

Dès le début du livre apparaît un thème qui se révèlera quasi obsessionnel : la question des déchets nucléaires et de leur avenir. Mankell met ce problème en perspective avec les théories sur la création du monde, avec son intérêt pour la préhistoire (et notamment les peintures rupestres), avec le phénomène de la disparition des civilisations (et il raconte l’histoire de l’île de Pâques).

Une autre question sur laquelle il revient à plusieurs reprises : la nécessité de faire des choix et la difficulté à prendre les décisions qui changent la vie. Là encore, il donne à cette idée peu de développement théorique mais des exemples : sur la route de Salamanque, un serveur excédé qui rend son tablier, et l’histoire de « l’homme qui descendit de cheval » : Thomas Clarkson, en 1785, qui devait se consacrer à la lutte contre l’esclavage. En même temps, Mankell est bien conscient que la seule possibilité de choisir constitue un privilège dont bien des êtres humains sont privés.

De belles pages sont consacrées au passage du temps et aux méandres de la mémoire et de l’oubli. Rappelant la métaphore du palais de la mémoire inventée par le poète grec Simonide de Céos, Mankell écrit : « Je m’imagine que la mémoire a partie liée avec une sorte de lumière intérieure. L’oubli, c’est la lumière qui s’éteint dans différentes salles, différents rayonnages, à différents étages. »

Le titre du livre s’éclaire par le chapitre 4 où il évoque sa terreur enfantine de mourir englouti sous la glace ou sous le sable. Ce que rejoint aussi, à la fin de l’ouvrage, l’image d’une église enfouie sous le sable, dans l’ile danoise de Jylland, et abandonnée à la fin du 18e siècle.

Dans un bref épilogue, Mankell conclut sur les rencontres de la vie, les personnes qui jouent un rôle dans notre existence mais aussi les gens qu’on croise sans les rencontrer vraiment. « Tous ces inconnus m’accompagnent. Pendant de brefs instants ils ont fait partie de ma vie. »

Lire également : Kirsten Jacobsen, Mankell par Mankell, un portrait, éd. du Seuil coll Points, 2013