Henry Raczymov : Ruse et déni, cinq essais de littérature

mardi 25 septembre 2012, par Élizabeth Legros Chapuis

PUF, 2011

Ruse et déni : Sous ce titre, qui lorgne du côté de la psychanalyse, sont rassemblés cinq essais de Henry Raczymov, les quatre premiers consacrés à des auteurs qui tous furent actifs à la fin du 19e siècle et dans la première moitié du 20e, le dernier étant consacré non à un écrivain, mais au cinéaste Fritz Lang. Ce que ces essais ont en commun, c’est de chercher à exposer, à travers l’étude des textes et derrière l’apparence, une face cachée de ces auteurs.

On sait que Jules Renard, surtout connu pour son Poil de Carotte, est aussi l’auteur d’un Journal posthume où, souligne Raczymov, « chaque page est pleine d’aveux parfois cruels ». Renard, à la recherche d’une vérité qui l’obsède, n’en est pas libéré pour autant : « La vérité que j’ai tirée de mon puits ne peut pas se dépêtrer de sa chaîne », écrit-il. Comme cette vérité est forcément gênante, commente Raczymov, « il feint de la dire tout en la celant » : ce sera l’autofiction que constitue Poil de Carotte, où la figure de la mère occulte celle du père, personnage bien plus « opaque ». Ce père indifférent, absent de lui-même, marqué par un deuil inguérissable. Dans le Journal revient souvent, note Raczymov, le sentiment « que tout cela – lui, le monde, les autres – est mort ». « Je suis mort à l’intérieur », écrit Renard, poursuivant la passion mortifère de son père.

Le second essai va démontrer comment Proust, dans La Recherche, décrit deux personnages, Charles Swann et Albert Bloch, qui « en regard de leur appartenance juive, décrivent une trajectoire singulière » et diamétralement opposée. A la fin de sa vie, Swann, après avoir longuement éludé son identité juive, revient « au bercail religieux de ses pères », tandis que Bloch « décrit le parcours inverse ». « Il y a toujours dans La Recherche, à un moment donné, constate Raczymov, une révélation qui vient confirmer tel personnage dans son identité secrète, une identité authentique que le personnage en question ignore ou se masque, comme Saint-Loup, par exemple. » L’auteur de ces essais cerne notamment, à travers l’analyse de ces personnages proustiens, ce qu’il appelle leur « ambivalence identitaire » et la manière dont elle se manifeste dans leurs ruses et leurs dénis.

Paul Morand jouit encore aujourd’hui d’une réputation d’élégance : un dandy, cosmopolite, anglomane, « le mythe dont il est auréolé et dont lui-même aura toujours conscience ». Mais en une trentaine de pages acérées, Raczymov s’emploie à démonter ce mythe et à prouver comment l’antisémitisme et le racisme de l’auteur de L’Homme pressé se sont manifestés tout au long de son œuvre avec une cohérence totale. Chez Morand, « la haine du Juif cimente les débris d’une pensée sans consistance. Pensée est d’ailleurs un bien grand mot. Un trop grand mot pour Morand. Des opinions mises bout à bout plutôt, et nauséabondes. Pour clore le débat, là où Sollers plaide pour « Morand quand même » (ce qui dit tout, en effet), Raczymov le condamne sur pièces.

Enfin la curieuse figure de Maurice Sachs , qui a beaucoup rêvé d’être un grand écrivain, mais en proie à une profonde névrose d’échec, n’a jamais tenté de s’en donner les moyens. « En gros, explique Raczymov, Sachs a voulu se punir – on verra de quoi plus tard – en faisant de lui un salaud, et un salaud culpabilisé de l’être. » Objets de honte pour lui : il y a d’abord sa compulsion au vol et au mensonge, puis son penchant pour l’alcool, enfin son attitude « de se mettre en position de ne pas pouvoir écrire son œuvre, de ne pas s’en donner le temps ». Raczymov résume les événements de 1942 qui ont amené Sachs à rejoindre les services français de la Gestapo de Hambourg : « il sera allé jusqu’au bout de cette abjection, comme un lent suicide ». Ne fait-il pas le mal pour mieux y parvenir ? « Toute sa vie, ainsi, n’aura été qu’une longue autodestruction. »