Iakovos Kambanellis : Mauthausen

mercredi 4 mai 2022, par Pierre Kobel

Editions grecques Athènes, Themelio, 1965 ; rééd. Kedros, 1995.
Traduction française par Solange Festal-Livanis, Albin-Michel, 2020.

Kambanellis n’a publié ce récit en Grèce qu’en 1963, alors qu’il était déjà un homme de théâtre reconnu. C’est le seul récit écrit par Iakovos Kambanellis (1922-2011) qui a été l’un des plus grands dramaturges grecs du XXe siècle. Il n’avait jusque là pas vu l’utilité d’ajouter sa mémoire à celle de ceux qui, avant lui, avaient raconté leur propre enfermement, leur horreur vécue. Et sans doute a-t-il bien fait d’attendre que le sens de la dramaturgie lui permette de trouver une langue propre à raconter son expérience concentrationnaire. Dans la postface, Solange Festal-Livanis écrit : « Dans ses commentaires sur Mauthausen, il ne se plaint pas d’un indicible ni ne parle d’une expérience vécue impossible à transcrire. Pour lui, comme pour Robert Antelme, si tous les rescapés ont été confrontés à une réalité si effroyable qu’elle dépasse l’imagination, c’est par l’imagination que l’on peut s’en rendre compte. » Ainsi, s’il a recours à des procédés littéraires, cela n’enlève rien, bien au contraire, à la force de ce récit qui rejoint les grands livres de Primo Levi, Robert Antelme, David Rousset, Jorge Semprun, Charlotte Delbo, pour n’en citer que quelques-uns.

À l’âge de 21 ans, il fuit la Grèce occupée et il est arrêté en Autriche où il est accusé d’espionnage et envoyé en camp de concentration. D’octobre 1943 à mai 1945, Kambanellis fut déporté à Mauthausen, un des pires camps de la mort de la machine nazie. Il dut sa survie à la solidarité protectrice des autres et lorsque le camp fut libéré par les Américains le 5 mai 1945, il resta encore sur le lieu jusqu’en août pour aider au retour de ses congénères. Il a été élu par ses compatriotes pour les représenter au sein du comité d’administration chargé d’organiser l’après-libération et il décide de partir le dernier. C’est en entremêlant ces mois de libération et ceux qui ont précédé qu’il raconte les heurts et malheurs des femmes et des hommes de toutes nationalités, des Grecs, mais aussi des Italiens, des Polonais, des Soviétiques, des Espagnols, parmi eux beaucoup de détenus juifs de tous âges, qu’il a partagés.

À le lire, on comprend là, comme en lisant les auteurs cités ci-dessus, que nulle empathie ne peut permettre à un contemporain de se mettre à leur place. On lit et on se dit que cela dépasse l’imagination qui fut pourtant celle de ces bourreaux ordinaires qu’étaient les SS et leurs kapos. Florent Georgesco écrit dans le Monde : « Le décor de la renaissance, dans cette longue suspension, demeure celui de l’horreur. Comment se convaincre que “la forêt, les prés, la rivière et ses rives ne sont pas des lieux de tortures et d’exécutions” ? Iakovos Kambanellis se tient en permanence sur cette frontière entre l’élan vers la vie, qu’une histoire d’amour avec une jeune Lituanienne porte à l’incandescence, et la trace de la destruction. Il y a du souffle et de la rage dans son récit d’une libération, qui est aussi un inoubliable mémorial des morts de Mauthausen. » Et de plus il s’ajoute à l’énergie qui se dégage de ce récit, une dimension inhabituelle qu’est l’humour avec lequel il raconte les péripéties de la vie quotidienne au camp. Par ailleurs il met en exergue dès cette période les débuts de ce que sera la guerre froide à travers les contradictions politiques qui font s’affronter les tenants des différents camps idéologiques.

De la même façon qu’il n’a pas été détruit par ces deux années, Kambanellis disait : « C’est Mauthausen qui m’a défini comme homme, je suis encore un homme du camp. » Il a commencé à écrire à Mauthausen même. Il nous faut construire notre conscience avec ces récits qui doivent en être la source vive pour que l’horreur de cette déshumanisation ne se répète pas.

Trop tard, diront ceux qui peuvent faire la litanie des massacres perpétrés à plus ou moins grande échelle dans le monde depuis 1945 ! Trop tard, est-on tenté de penser quand on observe le redéploiement du racisme, de l’antisémitisme, des conflits religieux et ethniques sur fond de démocrature et de tyrannie ! Il n’est jamais trop tard. Kambanellis a porté par ailleurs une parole dramaturgique qui, chargée de néo-réalisme, signifiait ce non-abandon. D’autres, aujourd’hui encore, portent cette parole d’espoir dont l’intransigeance est à la hauteur de l’exigence. Nous survivrons à ce prix avec ce que cela signifie pour autant d’espoir, d’humour, d’amitié et de tendresse.

Le récit de Kambanellis a inspiré au compositeur Mikis Theodorakis, La Cantate de Mauthausen, où il mit en musique des poèmes qu’Iakovos Kambanellis écrivit pour l’album. La chanson la plus célèbre en est Άσμα Ασμάτων (Cantique des Cantiques) interprétée par Maria Farandouri.