Irving Finkel : Au paradis des manuscrits refusés

mardi 5 avril 2016, par Philippe Lejeune

traduit de l’anglais par Olivier Lebleu, JC Lattès, 2016

À nous les refusés !
Imaginez le monde à l’envers : au fin fond de la campagne anglaise, dans un trou perdu, d’anciens bâtiments de ferme restaurés abritent une institution avide de discrétion, la Bibliothèque des Refusés, qui accueille, classe avec soin, conserve et essaie de communiquer le moins possible tous les textes refusés par des éditeurs qu’on veut bien lui confier. L’ouvrage, pince sans rire on l’aura deviné, s’ouvre sur un organigramme de cette institution, il y a un département de Théâtre, de Poésie, de Fiction, de Musique, etc., et un de Biographie & Autobiographie, bien sûr. Le livre enchaîne une série d’anecdotes symboliques et rigolotes qui tournent autour du problème de la valeur. Un livre refusé est-il forcément mauvais ? Ce dépotoir malgré tout « select » (il faut montrer patte blanche, exhiber ses lettres de refus pour être admis – c’est l’occasion d’une anthologie cocasse des dites lettres) ne serait-il pas en réalité une caverne d’Ali Baba ? On voit le directeur, infidèle à la charte de la Bibliothèque, rêver de mettre en scène, devant des représentants éberlués du monde de l’édition, une anthologie des merveilles qu’ils ont refusées. On voit une espionne pin-up, commanditée par un éditeur, se faire passer pour doctorante afin d’aller pomper de bonnes idées au département Littérature pour la jeunesse. Après avoir semé l’émoi dans la population mâle de la Bibliothèque, elle est démasquée et chassée. On voit la Bibliothèque des Refusés bien embarrassée de devenir elle-même éditrice à succès, quand elle publie en deux volumes le catalogue de ses collections musicales, qui fait un tabac. On voit un héritier abusif vouloir récupérer un texte donné jadis par sa mère, et comment il en est puni. On s’interroge sur la stratégie de communication de la Bibliothèque. On voit les locaux devenir trop exigus et la solution apportée par un legs providentiel mais embarrassant.

On croise donc partout, sur le mode burlesque, des problèmes familiers à l’APA. Mais c’est surtout au chapitre 10 (p. 103-120) que la fiction glisse à la réalité. Un vieil homme, collectionneur de journaux intimes (il en a chez lui trois ou quatre mille volumes, achetés dans les brocantes) écrit pour les proposer à la Bibliothèque, qui d’abord hésite : ces journaux n’ont pas été refusés par un éditeur ! Oui, mais ils ont été jetés par les familles : cela ne revient-il pas au même ? On invite le vieux monsieur à venir plaider sa cause devant le personnel de la Bibliothèque et il est si convaincant (sur le charme, mais surtout sur la véracité des journaux, bien supérieure, selon lui, à celle des très suspectes autobiographies) qu’on décide de créer un sous-département « Journaux intimes » en annexe à « Biographie et Autobiographie ». Plus tard, le département Musique ayant fait sécession, les Journaux intimes, devenus département à part entière, prendront timidement possession des grandes étagères libérées (chapitre 23). De la fiction à la réalité, il n’y a qu’un pas. Ouvrez La Faute à Rousseau n° 64 (octobre 2013), p. 4-6 : l’histoire est celle même de l’auteur du livre, Irving Finkel, non-diariste, mais devenu passionné de la collecte et la conservation des journaux, et affronté pendant plusieurs années au refus, non des éditeurs, mais des centres d’archives, et qui a fini par trouver une institution d’accueil à Londres, le Bishopgate Institute, qui abrite aujourd’hui les centaines de journaux du Great Diary Project. Le livre, publié en 1997, est donc une anticipation de ce qui est devenu depuis, à force d’obstination, réalité. Le 5 juin 2015, à Amsterdam, Irving Finkel avait traversé la Manche pour participer avec d’autres archives diaristiques européennes, dont l’APA, à la fondation d’un réseau (The European Diary Archives and Collections Network – EDAC) dont il faut espérer qu’il ne sera pas un nouveau Club des refusés !