Isabelle Monnin : Mistral perdu ou les événements

jeudi 14 février 2019, par Bernard Massip

Jean-Claude Lattès, 2017, réédition au Livre de Poche, 2019

« Nous sommes deux » : la formule revient comme un mantra à d’innombrables reprises en incipit des pages dans lesquelles Isabelle Monnin déploie ses souvenirs d’enfance, d’adolescence puis de jeune adulte dans son bouleversant témoignage Mistral perdu ou les événements.

Ces deux-là ce sont « les filles », deux sœurs très complices, qui grandissent dans un village proche de Besançon dans les années 1970 puis 1980, dans un milieu de petite classe moyenne, dans une famille de gauche, dans un temps, celui des Trente glorieuses et de l’après Mai 68, où l’ascenseur social individuel fonctionne et dans lequel les progrès sociaux collectifs semblent à portée de la main.

L’art d’Isabelle Monnin est de faire admirablement ressentir l’air du temps à travers les évocations des objets, des ambiances, des comportements tout simples de la vie quotidienne, d’une manière qui n’est pas sans évoquer celle d’Annie Ernaux dans Les Années (il n’est pas anodin sans doute qu’une citation de ce livre figure en exergue de l’ouvrage). Les musiques écoutées ont une grande part dans cette remembrance : Aux Beatles, Brassens et autre Barbara des parents s’ajoutent les chansons des filles et spécialement celles de Renaud, le chanteur emblématique de leur enfance et adolescence.

Après le bac, la jeune femme « monte » à Paris pour y poursuivre ses études à Sciences-Po puis en école de journalisme et entamer une carrière dans un « journal de gauche » qui n’est pas cité mais dont on devine qu’il s’agit du Nouvel Observateur. L’adaptation n’est pas si facile : les « habitus de classe » sont bien présents et il faut de la persévérance à la jeune provinciale pour s’imposer dans ces milieux nouveaux. Elle partage un appartement avec sa jeune sœur venue la rejoindre à Paris quelques années plus tard et avec leur compagnon respectif. Mais les temps changent. Dans la France de Mitterrand les désillusions s’accumulent à gauche. Et la chute du mur de Berlin concrétise un changement d’époque : « nous venons d’un monde qui déjà n’existe plus ».

Et puis, un jour, c’est le drame, le cœur de la jeune sœur, de la complice de toujours, a cessé de battre un matin, sans préavis, alors qu’elle n’a pas encore vingt-sept ans. Le Mistral gagnant qui résonne dans la Salle des Fêtes du village lors de la cérémonie d’hommage ne parvient pas à sortir de son hébétude celle qui reste . Il faudra vivre désormais avec ce fantôme, ces fantômes même, car, à cette mort, s’en ajoute, quelques années après, une seconde : l’auteure perd, peu de jours après sa naissance, son troisième enfant.

A travers l’exemple de son propre parcours et des drames qui l’ont marqué, Isabelle Monnin montre magnifiquement comment peut se sédimenter une vie. Il y a « tout ce que l’époque a pu infuser dans mon intimité » et il y a les événements, intimes, comme ces tragiques disparitions, ou collectifs, comme les renonciations politiques de la gauche, la chute du mur ou le 11 Septembre et tout ce qui s’en suit de délétère.
« Nous étions deux, tu te souviens, on disait « les filles » et ça disait tout. Je suis seule, nous étions de gauche et nous ne savons pas qui nous sommes. » écrit-elle, marquant bien ainsi comment s’associent désarroi personnel et désarroi collectif.

C’est l’écoute d’une récente chanson de Renaud, Mes batteries, par laquelle le vieux barde tentait de sortir de ses dépressions et dépendances qui a donné à Isabelle Monnin l’envie et la force, d’aller à la recherche de ses souvenirs, de les ramener à elle de façon douce et tendre et de faire de l’écriture une façon de conjurer l’absence. Elle réussit en tout cas un très beau récit autobiographique qui, au-delà des circonstances et tragédies qui lui sont propres, parlera au cœur de chacun.