Ishikawa Takuboku : Un printemps à Hongo

Journal en caractères latins, 7 avril - 16 juin 1909

dimanche 28 février 2021, par Claudine Krishnan

Traduit du japonais par Alain Gouvret, préface de Paul Decottignies
Éditions Arfuyen, 2020

Le poète Ishikawa Takuboku, né en 1886 dans le nord du Japon, s’est choisi, dès ses débuts littéraires, un nouveau prénom, Takuboku (le nom d’un oiseau, qui évoque aussi sa maigreur maladive). Les éditions Arfuyen, après avoir d’abord publié en traduction Ceux que l’on oublie difficilement et Fumées, puis deux autres ouvrages en édition bilingue, publie ce Romaji Nikki dont l’originalité ne se limite pas à l’emploi de caractères latins. Au printemps 1909, le poète vit à Hongo, quartier universitaire de Tokyo où sont situées plusieurs maisons d’édition et où s’installent, dans des pensions bon marché, de nombreux écrivains. 1909, c’est la 42ème année de l’ère Meiji, période de profonds bouleversements au Japon, qui s’achève en 1912, l’année de la mort de Takuboku, emporté par la tuberculose à l’âge de 26 ans.

L’écrivain a tenu un journal pendant dix ans, mais, en ce printemps 1909, il décide de l’écrire en caractères latins, ce qu’il explique ainsi : « J’aime ma femme et c’est précisément parce que je l’aime que je ne veux pas qu’elle lise ce journal. » Il ajoute aussitôt que ce n’est pas la seule raison qui motive ce choix transgressif. Tout ce que permet de saisir la traduction incite à percevoir une volonté désespérée de sortir des cadres, d’échapper à un carcan qui l’emprisonne dans tous les aspects de sa vie, une révolte contre les absurdités de tous les systèmes sociaux et des conformismes attachés au statut même de la littérature et à celui d’écrivain.

Le Jouet triste est le titre du dernier ouvrage publié après sa mort, sa sœur écrira un livre intitulé Takuboku, mon triste frère. Il faut entendre tristesse au sens fort, c’est un cri de détresse et de solitude qui résonne dans chacune des entrées de ce journal. Le dénuement du poète est extrême, il est sans cesse à la recherche d’expédients, emprunte, demande des avances, s’endette, met en gage ses vêtements, vend ses livres, mais ne parvient ni à payer son loyer, ni à faire face aux dépenses du quotidien, encore moins à envoyer de l’argent à sa mère, à son épouse et à sa fille qui vivent à Hakodate dans une situation de grande précarité, dépendent de lui et attendent de le rejoindre à Tokyo. Conscient de ses responsabilités, il est rongé par la culpabilité malgré ses aspirations à secouer le joug du devoir familial. Le peu d’argent qu’il a, il l’utilise pour vivoter, acheter quelques livres, des cigarettes, aller au cinéma, et pour des étreintes sans plaisir auprès de jeunes prostituées. Il travaille comme correcteur dans un grand quotidien, travail strictement alimentaire et peu rémunéré qui lui pèse au point qu’il prétexte souvent des problèmes de santé pour justifier ses absences. L’amitié n’est pas épargnée par ses critiques et ses doutes. Il reste cependant très proche de son ami Kindaichi qui vit dans la même pension que lui et il fera tout pour aider deux étudiants originaires d’une ville où il a passé son enfance et qui viennent eux aussi tenter leur chance à Tokyo.

Non seulement il écrit son journal « en romaji », mais certains passages sont écrits dans un anglais approximatif, il mentionne qu’il apprend l’allemand, il veut se libérer de tout naturalisme, cherche tous les moyens de rompre avec les conventions. Son seul espoir est d’inventer une écriture libératrice. La traduction, dont on devine les difficultés, en particulier pour rendre l’écart entre ce journal et les autres œuvres de Takuboku, parvient cependant à faire comprendre la tentative d’écrire un journal qui se rapproche du « journal du mental » que sont les tankas (genre poétique traditionnel plus ancien que les haïkus) pour Takuboku. Pendant ces deux mois, il écrit des nouvelles et continue d’écrire des tankas qui restent son mode d’expression privilégié. Son journal, par les évocations de la nature, que ce soit le motif traditionnel de l’éclosion printanière des cerisiers ou le chant des grenouilles, par les contradictions qu’il expose, par l’attention exclusive portée à l’instant, à l’émotion du moment, explore une voie nouvelle d’expression poétique, fait entendre une musique étrange. Le lecteur ressent les tourments d’un créateur pour qui la poésie est l’enjeu vital, le seul espoir de survie. Les entrées, d’abord quotidiennes, s’interrompent, s’espacent, s’abrègent, cette parenthèse en caractères latins s’achève avec l’arrivée à Tokyo de la famille du poète. Un sentiment d’échec traverse les dernières pages, l’ombre de la mort s’épaissit.

Cette œuvre troublante entre journal et poésie a été le lauréat 2020 du Prix Clarens du Journal intime, organisé à l’initiative de la revue Les Moments littéraires et de la Fondation Clarens, contribuant aussi à faire mieux connaître Ishikawa Takuboku, le poète maudit de la littérature japonaise.