Jacques Lusseyran : Et la lumière fut

mardi 17 février 2015, par Madeleine Rebaudières

Éditions du Félin, 2008

Jacques Lusseyran a écrit cette autobiographie en 1961, pour ses étudiants du Hollin’s College de Virginie. Il y raconte « l’eau claire » de son enfance heureuse à Paris où il nait en 1924, de parents scientifiques, aimants et attentifs : « une armure magique qui, une fois posée sur vos épaules, peut être transportée à travers votre existence entière ».

A la fin des vacances de Pâques de 1932 dans le petit village où habitaient ses grands-parents, au moment de partir, on le cherchait, il était seul dans un coin, il pleurait : « La nouvelle venait de m’être rapportée, je ne savais comment. Mais elle était certaine. Le soleil sur les allées… tous ces objets qui peuplaient mes yeux étaient dans mes yeux pour la dernière fois. Et je le savais. » [...] « Trois semaines plus tard, c’était vrai. » A l’école de la rue Cler, bousculé par un camarade de classe, il tombe contre le bureau du maître, ses lunettes de myope lui arrachent l’œil droit, il perd la vue des deux yeux, il n’a pas huit ans.

Ce qui suit est proprement stupéfiant. « Je me suis mis à regarder de plus près. Non pas plus près des choses mais plus près de moi. A regarder de l’intérieur, vers l’intérieur… Cessant de mendier aux passants le soleil, je me retournai d’un coup et je le vis de nouveau : il éclatait là dans ma tête… Je voyais la lumière. C’était un rêve, c’était un enchantement, c’était comme une magie. » Tout devenait coloré. « Les sons me traversaient. Ils me donnaient ma position dans l’espace, ils me reliaient aux choses. »

Il retourne à l’école avec sa machine à écrire en braille et fait des études très brillantes, ses parents ont décidé qu’il n’irait pas dans une institution pour aveugles. Son père l’emmène aux meilleurs concerts de Paris. Adepte de l’anthroposophe Rudolf Steiner, il lui fait visiter le Goetheanum près de Bâle, où il assiste à une séance d’eurythmie qui réconcilie la parole et le mouvement. Il est subjugué par la langue allemande et par l’Allemagne. Déjà polyglotte et féru de philosophie, il se plonge dans l’étude. Et il a son ami Jean avec qui il partage tout et fait beaucoup de montagne.

La deuxième partie du récit s’intitule « Mon pays, ma guerre ». A la rentrée de 1940, un professeur d’histoire en classe de philosophie leur déclare : « Ce pays va crever si tout le monde obéit ». Il les ouvre à ce qui se passe en Allemagne et au-delà des frontières jusqu’en URSS. En mars 1941, c’est l’épreuve de l’exposé à partir de la lecture d’une vingtaine de livres. Ses notes ont disparu, le professeur les lui a prises. Il doit se souvenir de son écran intérieur sur lequel il peut les lire et les restituer oralement bien mieux qu’avec les papiers. Jacques Lusseyran jouit d’un grand charisme auprès de ses camarades, c’est de lui qu’ils attendent la décision d’entrer en Résistance, ce qu’il fait en avril 1941. On lui amène les candidats potentiels pour qu’il juge à leur voix s’ils sont fiables. Ils sont les « Volontaires de la Liberté », créent un journal clandestin puis se rallient à « Défense de la France » dont ils distribuent trois cent mille exemplaires le 14 juillet 1943. Ils sont trahis. Jacques est emprisonné, interrogé et déporté à Buchenwald où il survit grâce à des prisonniers russes et à sa connaissance de l’allemand. Il interprète pour ses codétenus les nouvelles de la guerre données par haut-parleur, jusqu’à la libération du camp par les Américains le 11 avril 1945, avant que les SS n’aient pu exterminer tous les détenus au lance-flamme. Le patron de Défense de la France, Philippe Viannay, vient le sortir du camp.

C’est sa première femme, Jacqueline Pardon, résistante du même groupe, qui préface cette réédition dans la collection « Résistance Liberté-Mémoire » et raconte son retour : « un être rayonnant de force et de présence. Le message d’amour de la vie qu’il dit vouloir transmettre dans ce livre à ses étudiants américains, c’est lui, à ce moment-là, qui l’incarne. »

Un livre dont on sort bouleversé ! « C’est la nuit qu’il est beau de croire à la lumière. » (E. Rostand)