Jean-Bruno Kerisel : L’Empreinte d’un frère. Récit

dimanche 22 septembre 2019, par Élisabeth Cépède

Pippa Ed, 2019,
préface de Patrick de Fontbressin, postface de François Drouilly

Ce récit poignant s’étale sur plus d’une soixantaine d’années et tient constamment le lecteur en haleine. On sent chez Jean-Bruno Kerisel l’urgence de découvrir la vérité vraie sur le suicide imprévisible de Patrick, son frère aîné, à vingt ans, alors que lui-même en avait à peine quinze. Avec Patrick disparaissait son premier objet d’amour, son modèle mais aussi un persécuteur qui se moquait toujours de lui et semblait le mépriser. Cette famille de quatre enfants avait déjà été frappée par le destin, avec la mort d’un nourrisson, mais il n’y était pas de bon ton d’extérioriser la tendresse envers les proches. Peut-être l’adolescent avait-il rêvé de prendre auprès du père, la place privilégiée qu’avait eue Patrick. C’est dans un « oppressant » silence que le père enferma toute la famille après la disparition de Patrick. L’adolescent se sentit abandonné, oublié. Insensibilisé, dans un premier temps, par la soudaineté et la brutalité du choc, quoi de plus naturel pour le jeune garçon que de se tourner alors vers Patrick et d’inaugurer un incessant monologue avec l’absent.

Au fil des pages ce frère manquant va prendre de plus en plus de consistance, témoin muet des remords et regrets de son cadet. Le narrateur n’a pas su comprendre ce frère difficile, il essaye de le faire maintenant en s’adressant directement à Patrick. Sans souci de la chronologie, il pratique l’association libre que plusieurs expériences du divan lui ont rendu familière. Quelques rêves ou cauchemars aident à suivre son évolution comme lorsqu’il tombe tout nu dans un profond puits noir et qu’un aigle fond sur lui et propose un marché : s’il accepte de se laisser arracher des morceaux de chair, l’aigle l’aidera à remonter. Accord conclu. « À la sortie je ne suis plus qu’un tas d’os rouges sur le plumage noir ». Poétique et féroce évocation de souffrances physiques, mêlées d’espoir puisque « le ciel est là. » Comme au Golgotha. Commence alors une sorte d’auto-analyse doublée d’une quête de soi à travers des lectures variées. En moraliste chrétien, Jean-Bruno Kerisel cherche à situer le suicide dans l’échelle des valeurs morales, « est-il défaite, lâcheté, démission ou aboutissement ? Pour toi mon frère, un aboutissement. »

Dans un élan de partage, Jean-Bruno Kerisel invite à essayer d’entendre, au-delà de son drame personnel, tous ceux qui souffrent. Il incite à être attentif aux autres mais, avant tout, à être en règle avec soi-même. Étudiant, il a, d’abbaye en abbayes, mené une quête spirituelle et rencontré des moines qui l’ont aidé. Lorsqu’il s’interroge sur son besoin de cheminer avec son frère, il en vient à voir que Patrick, en un temps, fut pour lui un substitut de Jésus-Christ.

L’auteur invente une forme de récit souple, hors du temps des horloges. Comme dans un film, il pratique le flash-back. Le récit se déroule en chapitres de longueur inégale, marquant les tournants positifs dans sa quête. Il informe son aîné lorsqu’il pense avoir franchi un cap important : « J’écris pour que tu ne sois plus un spectre, pour que tu n’obscurcisses plus mon existence, que tu l’éclaires. » Ce puzzle d’une vie finit par faire comprendre les étapes d’une reprise en main de soi par un homme blessé profondément et depuis longtemps. Des scènes reviennent spontanément sous sa plume par association d’idées ou contiguïté de sentiments, vivantes, colorées, intimes. Quelques chapitres, très courts évoquent des évangiles. Mais le ton du prêcheur domine lorsqu’il raconte ses expériences de formation à l’écoute des malheureux dans différentes associations d’aide. Il lui tient à cœur de susciter des vocations.

Celui qui fut ingénieur par obéissance a su orienter sa carrière professionnelle vers les structures proches de la Justice permettant d’aider les autres. II devient bénévole à SOS suicide pour écouter, la nuit, la plainte des démunis. Il finit par comprendre qu’inconsciemment il a cherché à réparer l’injustice que leur père a commise en chargeant Patrick et lui de sa culpabilité. Peu à peu se dessine en creux un autoportrait complexe de l’auteur. Droit dans ses bottes, poète, musicien, amateur de tous les arts et lecteur affamé. Marin l’été dans sa Bretagne aimée, bercé, ou chahuté par la mer. Bourguignon qui aime sa terre et ne dédaigne pas le bon vin, et dont l’oreille savoure le merveilleux accent des habitants.

L’alternance dans sa vie de doutes, de tâtonnements, avec des moments où il se ressaisit grâce à des rencontres avec des êtres exceptionnels, n’est pas qu’une habileté littéraire de conteur, elle a une force contagieuse pour le lecteur. Si, si, si, le monde est beau. Nous ne sommes pas seuls. Il y a des choses à faire.