Jean-François Laé : Les Nuits de la main

mardi 16 septembre 2008, par Philippe Lejeune

Stock, 2008

Une « main courante », dans le vocabulaire du commerce, c’est le cahier où l’on enregistre au fur et à mesure toutes les opérations d’une entreprise. On l’appelait aussi « brouillard ». De là, l’expression a été étendue aux autres écritures professionnelles en forme de journal qui, fixant la mémoire d’une activité souvent partagée entre plusieurs personnes, servent de trace et de relais et peuvent devenir un lieu de dialogue. Destinées après usage à être classées, puis à disparaître, écrites dans l’urgence, sans souci de style ou de correction, elliptiques, elles ont été souvent négligées par les archiveurs. L’historienne Arlette Farge a pourtant montré, à partir de certaines mains courantes de la police du XVIIIe siècle, leur richesse d’information sur la vie ordinaire des gens sans écriture. Pourquoi ne pas saisir de tels textes dès aujourd’hui, à la source, avant qu’ils n’aient été détruits ?

C’est le pari qu’a fait Jean-François Laé. Pari difficile, car les auteurs de ces journaux de travail, ou les organismes qui les emploient, répugnent à laisser un regard extérieur scruter cette intimité. Pari risqué, qui exige de « flouter » les noms de lieux et de personnes. Pari réussi, puisque Jean-François Laé nous livre six « études de cas » impressionnantes, qui se lisent comme autant de nouvelles sur les marges de la société contemporaine. Il a eu accès aux registres d’un gardien de HLM de la région parisienne, d’un centre de cure antialcoolique, d’un centre de l’Action éducative, d’un centre d’hébergement et de réadaptation sociale, d’une institution pour polyhandicapés. La dernière étude est fondée sur un classeur de stage d’une infirmière accoucheuse des années 1950 trouvé récemment dans un marché aux puces à Bruxelles.

Chaque fois, à partir des mains courantes, largement citées, mais aussi de textes réglementaires (côté autorités) ou de lettres et autres messages (côté population), il reconstruit le contexte de l’action qui fait l’objet du journal. Celui-ci sert donc d’abord de source pour étudier la réalité d’interventions sociales face à la misère, la maladie, l’exclusion, consignées par des acteurs de base (gardien, aide-soignante, infirmière, etc.).

Mais le journal est lui-même objet d’étude : une lecture très fine fait apparaître qu’il n’est pas seulement « mémoire » de l’action menée, mais instrument, parmi d’autres, de cette action, à fonction à la fois sédative et délibérative : le journal fait entendre les différentes « voix » des conflits, permet d’exprimer des incertitudes, de prendre de la distance, parfois (plus rarement) de laisser fuser les affects. Il est le lieu d’une sorte de délibération permanente : préparation au dialogue, essai d’ajustement des normes et de la réalité, jurisprudence de l’action quotidienne. L’analyse de ces journaux institutionnels fait ressortir, à sa manière, le même trait que celle des journaux personnels : ils ne sont pas simple enregistrement, mais lieu d’un travail de « digestion » de l’expérience immédiate et de préparation à l’action. Ils participent pleinement à la vie qu’ils racontent et la font avancer.