Jean-Luc Dupuis : L’aube, le siècle et nous

jeudi 12 avril 2018, par Christian Lejosne

Fauves Éditions, 2018

L’aube, le siècle et nous est le titre du livre que Jean-Luc Dupuis a pris le temps d’écrire de sa fine écriture, précise et incisive. Le sous-titre : Une histoire de famille ordinaire à la fin de la chrétienté résume l’ouvrage mais son contenu dépasse largement cette formule.

C’est un étrange objet de 1100 pages, assurément autobiographique. Jean-Luc Dupuis, personnage principal, parle à la première personne. Le récit retrace les quarante premières années de sa vie (il est âgé aujourd’hui de 70 ans), de 1947 à la fin des années 80. Années d’enfermement dans un carcan familial duquel Jean-Luc ne parvient pas à s’échapper, coincé entre un père idéalisé qui ne donne aucun signe distinctif de transmission, et une mère immature, gérant la maisonnée en maîtresse-femme mais bien peu capable de distribuer autour d’elle affection et amour. Jean-Luc est l’aîné d’une fratrie de quatre enfants. Dès son plus jeune âge, il est immergé dans les institutions religieuses : école privée confessionnelle, patronage, camps de vacances, enfant de chœur... Juste après leur mariage, ses parents avaient fait le pèlerinage de Lourdes et formulé le vœu qu’un de leurs fils soit un jour ordonné prêtre. Leurs familles réciproques n’ont-elles pas été habituées, génération après génération, à donner un enfant à l’Église ? Un prêtre va se charger de forcer le destin de Jean-Luc, le décidant malgré lui à intégrer petit et grand séminaire afin de le préparer à la prêtrise. "Je viens, pour la première fois, d’écrire le nom d’un homme qui allait exercer sur ma personne une influence dont les désastreux effets sont inimaginables pour quelqu’un qui peine à se mettre à la place d’un adolescent du milieu du vingtième siècle, confronté, sans protection ni possibilité de recul, aux obsessions insidieuses des derniers défenseurs de la chrétienté", écrit-il au premier tiers du récit. Vingt années lui seront nécessaires pour sortir de l’ornière dans laquelle ce prêtre l’a plongé. Désapprendre à se détester et à malmener son corps.

Son autobiographie, Jean-Luc Dupuis la replace dans un contexte familial, faisant démarrer son récit bien avant sa naissance, remontant le temps jusqu’à l’enfance de ses parents, inscrivant sa propre histoire dans une lignée qui le dépasse et qui le lie. Il lui faudra atteindre 33 ans pour [s’] arracher une fois pour toutes à [ses] attachements infantiles et parvenir à quitter sa région d’enfance en migrant dans le Périgord où il mènera encore durant quelques années un combat contre lui-même avant de parvenir à s’ouvrir à l’autre, accepter de recevoir et de donner de l’amour. Un instant de grâce qu’il nomme "Le jour de la grande simplification". Il intègre ce récit familial dans son contexte social. Événements historiques et politiques se succèdent, faisant sentir au lecteur comment les trente glorieuses ont été empreintes de bouleversements sociologiques : développement de la contraception, fin du règne des pères, apogée du consumérisme, déclin des grandes idéologies religieuses et politiques. En tant que philosophe, il pose, en ce début de XXIe siècle, une question d’une brûlante actualité, celle de la relation à l’autre : La relation n’est pas une chose, un être, elle est ce que tous les êtres ont en commun. Puisqu’elle relie tout à tout, l’âme n’est ni unique ni multiple, elle est union. La question pour nous désormais n’est pas celle de la mort de Dieu, qui n’est que la disparition d’un fantasme, mais celle de la mort de l’âme. Les âmes mortes sont celles qui ont perdu la force de relier, ce sont les hommes séparés d’eux-mêmes, les hommes séparés de leurs semblables, les hommes qui ont perdu le contact avec la poésie universelle. L’homme séparé, réduit à lui-même, c’est l’homme spirituellement mort, écrit-il. Son récit personnel et familial en est à la fois la thèse et l’antithèse.