Jean-Paul Kauffmann : Venise à double tour

jeudi 9 juillet 2020, par Alice Bséréni

Editions des équateurs, 2019 ; édition poche Folio, 2020

Dans ce livre Jean-Paul Kauffmann part à la recherche des églises fermées de Venise en une sorte de complément au texte qu’il donna jadis dans La Lutte avec l’Ange (Gallimard 2001) sur sa visite minutieuse des secrets de l’église Saint-Sulpice à Paris. Fermées et condamnées par l’usure du temps, les pénuries d’argent, de personnels, de fidèles, par les jeux de pouvoir, ceux des institutions et des secteurs qu’affecte la gestion d’une centaine d’églises à Venise. N’y cherchons pas un roman ni un guide touristique, c’est un livre qui « entremêle l’essai, l’histoire, l’autobiographie, le récit de voyage, le reportage, l’enquête, la chronique ». Il y convoque des noms illustres parmi les philosophes, les historiens, les artistes ou les psychanalystes, Hugo Prat, Bachelard, Lacan, Sartre, Morand, Italo Calvino, Hitchcock, Catherine Millot… et tant d’artistes célèbres.

D’une enquête il fait une quête. Il explore les contrastes d’une ville amphibie confrontée aux défis de la modernité, aux plaies que lui infligent ses conditions particulières d’existence, aux prises avec les assauts d’un tourisme exacerbé qui en défigure l’espace, l’essence et la mémoire, avec les corruptions diverses qui en sapent les fondements, celles de la bureaucratie comme l’érosion insidieuse des fonds marins et du salpêtre qui la rongent, conjugués aux pollutions exacerbées par le consumérisme. Mais il montre aussi l’immanence d’une ville qui semble faire fi de tout ce qui menace et la voudrait asservie, et qui pourtant survit. Peut-on en attribuer le mérite à la pierre blanche d’Istrie dont Venise est truffée, qualifiée par d’aucuns « d’inconscient de Venise » ?

Cette quête, menée à la manière d’un polar, met en scène une galerie de portraits auxquels l’auteur accorde autant de soins qu’à son objet en un livre profondément humain. Joëlle, sa femme et alliée de toujours, y tient une place de choix. Deux personnages masqués y opèrent à la manière d’une mise en scène de commedia dell’arte, le Cerf noir et le Cerf blanc, qui prennent un malin plaisir à brouiller les cartes ou à les donner à les lire. Cette quête et ses déconvenues sont l’occasion de nombre d’introspections qui livrent les pages intimes d’une trajectoire riche en aventures qui affleurent dans la mémoire du texte et inscrit ce livre dans la veine autobiographique. On y retrouve un être bouleversé par l’expérience de la réclusion et ses trois ans de geôles libanaises, marqué aussi par les rites religieux de l’enfance, le parfum des églises, les mystères de la foi, les interrogations sur le sens et les formes du catholicisme, ses contrastes, ses richesses et ses incohérences. Il s’inspire de la méthode d’Italo Calvino et ses « Villes invisibles » dont Marco Polo, célèbre marchand de Venise, se fait le narrateur, pour chercher les églises invisibles de Venise.

On y retrouve les exigences et les qualités d’une plume féconde, curieuse et obstinée, dont les exigences façonnent la beauté des phrases comme celle de son objet, à la manière d’un concerto pour orgue. Une quête esthétique comme journalistique au service d’une quête de sens, par les mots, l’outil analytique, l’érudition et un savoir jamais clos sur lui-même mais ouvert sur le monde…