Jean Witt : La Plume du silence. Toi et moi… et Alzheimer

mardi 15 janvier 2008, par Marie Miguet-Ollagnier

Presses de la Renaissance, 2007

Jean Witt, ancien dominicain ayant quitté son ordre pour se marier, voit depuis 1994 sa femme Janine atteinte par le syndrome d’Alzheimer. Du journal qu’il a tenu depuis le début de la maladie, il a tiré La Plume du silence, sous-titré Toi et moi… et Alzheimer. Jean parle parfois de Janine à la troisième personne pour raconter les différentes phases de la destruction de la personne : perte d’abord intermittente, ensuite totale de la mémoire, puis de l’écriture, de la lecture, du langage, de la mobilité.

Mais il limite ce compte rendu clinique lui donnant l’impression qu’il parle d’une morte ; le plus souvent, comme l’indique le sous-titre Toi et moi… et Alzheimer, il transcrit le dialogue qu’il a entretenu pendant des années avec son épouse, ses tragiques incompréhensions (« où est mon mari ? », dit-elle à celui qu’elle n’identifie plus), son comique de situation : Jean est un Sosie qui est accusé d’avoir volé les habits, les traits et même la voix du véritable conjoint. On croit lire parfois un conte fantastique de Maupassant : des « salauds » ont pris les meubles, la vaisselle pour les transporter dans une autre maison que Janine juge inhabitable. Parfois le voile obscurcissant la réalité s’écarte et, à l’occasion d’un déplacement, d’une visite d’amis ou des enfants on « vit comme avant ». Moments brefs interrompant une inéluctable dégradation ; certaines scènes sont violentes : Jean échappe de justesse à un couteau lancé ou bien est mis à la porte de leur maison. Mais si Janine a autrefois fait bifurquer Jean en lui faisant abandonner la vie religieuse, elle est malgré elle l’occasion d’une seconde bifurcation en amenant son époux à vivre de façon mystique les différentes étapes de la maladie : ses cris sont ceux du psalmiste, ses paroles désespérées sont celles de Job. Le dépaysement de Janine, la façon qu’elle a de se perdre puis de retrouver joyeusement l’être aimé s’éclairent par des versets du Cantique des Cantiques. L’époux traité en étranger est invité à devenir le Bon Samaritain ou à actualiser la parole : « J’étais un étranger et vous m’avez accueilli ». L’incapacité de Janine à reconnaître Jean ressemble à celle de Marie-Madeleine prenant Jésus pour le jardinier. Jean vit le calme retrouvé après des scènes violentes comme la tempête apaisée de l’Évangile. Aussi l’auteur peut-il écrire : « Janine est mon chemin vers l’Écriture ». Selon Luc (XIV) seuls les estropiés acceptent d’être invités au banquet, les plus fortunés se récusent. L’Évangile conseille d’inviter ceux qui ne peuvent pas rendre l’invitation : c’est le cas de Janine. Dépouillée de la raison, du langage elle semble dire : « J’étais nue et vous m’avez vêtue ». Quand les phrases et les mots disparaissent au profit de ce qui est appelé un « parler Alzheimer » (visage crispé de peur ou apaisé par l’audition de la musique), Jean vit le miracle de la Pentecôte raconté dans les Actes : il comprend cette langue étrangère.

L’auteur ne dissimule pas les moments d’impatience, voire de brutalité qu’il a pu traverser. Mais la joie l’emporte dans son identification finale au Job de La Tour interprété par René Char : « La femme explique, l’emmuré écoute. […] Le Verbe de la femme donne naissance à l’inespéré mieux que n’importe quelle aurore ».