Jeanine Cummins : Une déchirure dans le ciel

mardi 19 avril 2022, par Bernard Massip

Édition originale : A rip in heaven, 2004
Editions Philippe Rey, 2022, pour la traduction française

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Jeudi 4 avril 1991, dernier jour de vacances pour la famille Cummins, qui vit à Gaithersburg dans le Maryland, chez leurs cousins Kerry, à Saint-Louis, au bord du Mississipi. Le père, Gene, prépare le van pour partir le lendemain à l’aube. Tom, 19 ans, l’ainé des enfants Cummins décide de passer une dernière soirée avec ses deux cousines. Julie, 20 ans et Robin, 19 ans, tandis que ses deux plus jeunes sœurs, Tink, 16 ans, et Cathy, 14 ans, restent chez les grands-parents. Les jeunes gens prennent un verre dans un bar puis décident d’une expédition jusqu’au Old Chain of Rocks Bridge, un pont désaffecté qui franchit le fleuve et est un fréquent but de promenade. Julie est une jeune femme brillante, étudiante en littérature, enthousiaste et altruiste. Elle est passionnée de poésie et c’est aussi pour aller relire un de ses poèmes, gravé sur le tablier du pont, que Tom et ses cousines partent en expédition…
Funeste décision. Au milieu du pont, ils croisent une petite bande de quatre jeunes hommes qui les agressent, violent les filles puis les précipitent dans le fleuve. Tom parvient tant bien que mal à s’échouer sur la rive et grimpe hagard en haut des berges pour trouver des secours.
Tom est interrogé comme témoin. Mais son récit ne convainc pas. De témoin, il devient le suspect, puis le meurtrier présumé. Les interrogatoires sont musclés, tentant de le faire céder à la « persuasion coercitive » mais il maintient sa version. Il passe dans la foulée « au polygraphe », autrement dit au détecteur de mensonges. Il est tellement épuisé, émotionnellement et physiquement commotionné, en privation de sommeil depuis plus de trente heures, que ses réactions sont interprétées comme des signes qu’il ment. Le voici donc effondré et en garde à vue et possiblement en détention jusqu’à son procès.
Le drame est très médiatisé, faisant les gros titres de la presse locale et donnant lieu à quantité d’émissions et flashs spéciaux à la télévision. Sa famille heureusement reste convaincue de son innocence et le soutient vigoureusement. Un avocat de talent est dépêché auprès de lui. Tous ses soutiens sont montrés du doigt, ostracisés par la population chauffée à blanc par les articles sensationnalistes de la presse.
Cependant une lampe de poche perdue par l’un des agresseurs et retrouvée permet de remonter jusqu’à lui. L’enquête reprend sur de nouvelles bases. Les quatre hommes sont arrêtés à leur tour dès le samedi et Tom est relâché le dimanche 7 avril à l’aube. Le temps d’une grande toilette et il peut participer à la messe dominicale à laquelle cette famille catholique pratiquante ne manque jamais.
Le corps de Julie sera retrouvé trois semaines plus tard, 300 km en aval, celui de Robin ne le sera jamais. Le 20 mai auront lieu des funérailles à l’église catholique Saint-Jérôme. Curieusement Robin avait anticipé l’idée de mourir jeune et avait même décrit à sa mère la façon dont il faudrait l’accompagner par une cérémonie qui soit célébration de la vie et appel pour la paix.
En 1992 puis en 1993 ont eu lieu les procès successifs des meurtriers. L’un d’eux, Winfrey, qui a opté pour le plaider coupable, est condamné à la prison, les trois autres, Gray qui semble le meneur, Clemons et Richardson sont condamnés à mort.

Dans la forme ce récit semble celui d’un journaliste d’investigation, très détaillé et précis, observant les faits comme les réactions émotionnelles des protagonistes de l’extérieur, en narrateur omniscient. Mais l’auteure, Jeanine Cummins, n’est autre Tink, la sœur cadette qui a vécu le drame, cette déflagration au sein de son univers d’adolescente protégée, cette « déchirure dans le ciel ». Elle ressent avec force que c’est précisément au cours de ces journées qu’elle-même et sa jeune sœur Kathy sont brutalement devenues des adultes.
Dans les mois et années qui ont suivi la lycéenne puis l’étudiante a tenté de mettre sur le papier ce que ses cousines représentaient pour elle puis s’est mise à accumuler articles de presse et rapports de police et à interviewer des membres de sa famille et d’autres protagonistes dans l’idée de documenter les plus précisément possible l’événement et ses suites.
L’onde de choc de la disparition des cousines ne s’atténue pas au sein de la famille. Les effets s’en prolongent en chacun, affectant les parcours individuels. Être « survivant à un homicide » est un fait qui modèle le futur des personnes concernées. Tom, peu scolaire, qui se destinait à être pompier, entreprend des études de droit et suit une thérapie. Les éléments de cette histoire, écrit-elle, furent « les legos de sa vie, les blocs qui avaient largement contribué à construire la personne que Tom Cummins était devenue ». Et c’est à l’exemple de Julie que Tink elle-même a senti croitre sa propre vocation d’écrivain.
Les condamnés semblent installés pour longtemps dans le couloir de la mort. Jusqu’à ce que, pour l’un d’entre eux, Richardson, une date d’exécution soit fixée. Ce sera le 4 avril 2001. L’affaire revient alors sur le devant de la scène, c’est un nouveau tourbillon médiatique qui ravive pour Tink et les siens un pénible chaos émotionnel. Elle se sent en particulier meurtrie de voir que le condamné se retrouve au centre de l’attention, voire des prévenances, interviewé dans des journaux, invité sur des talk-shows. Lorsque l’exécution est repoussée sine-die, elle est bouleversée d’entendre l’avocat de Richardson s’exclamer : « cette histoire a eu un dénouement heureux ». Le drame lui-même, la perte irrémédiable de ses cousines, semble oublié.
Vivant désormais à New-York, de sensibilité plutôt progressiste, elle est par principe peu favorable à la peine de mort. Elle suppute que Julie comme Robin y étaient hostiles. Mais elle entend son frère et bien des membres de sa famille qui disent : « ces monstres ne méritent que la mort ». Elle intervient elle-même dans les médias, sans préconiser l’application de la peine, mais en développant son souhait que la figure des victimes soit remise au centre plutôt que celles des assassins.
C’est pour y contribuer qu’elle se lance dans la rédaction d’un livre qui sera un mémoire, au sens technique d’un écrit reprenant l’ensemble des éléments de l’affaire. En préface comme en postface elle insiste sur sa volonté absolue de véracité, appuyée sur sa documentation méticuleuse. « Ceci n’est pas une œuvre romanesque » écrit-elle. C’est la précision du récit qui sera le meilleur atout pour en faire un vibrant tombeau des cousines, auquel le livre est dédié. Ce sera la première œuvre de Jeanine Cummins, publié dès 2004 aux Etats-Unis, son entrée en littérature.
Pour se mettre à distance elle parle d’elle-même à la troisième personne. Mais sa propre subjectivité se trouve incluse dans les éléments de documentation qu’elle a réuni au même titre que, par exemple, les longues heures qu’elle a passées avec Tom pour recueillir au plus près son vécu personnel du drame. Sous les dehors du ton relativement sec et journalistique du récit c’est donc bien, puisqu’il s’agit de l’histoire de sa famille et partant de sa propre histoire, un texte profondément autobiographique qui nous est donné là.