Joseph Ponthus : À la ligne, Feuillets d’usine

jeudi 17 septembre 2020, par Alice Bséréni

La Table Ronde, 2019
Folio, 2020

Surprenant ce récit tout en vers, et sans ponctuation ! Un exploit, déjà récompensé par divers prix littéraires (RTL LIRE, Livre du Travail et de l’Industrie), disponible en Folio. Il faut le faire : traiter de l’ennui et du cauchemar du travail à la chaine sans lasser le lecteur. L’auteur a été travailleur social, éducateur dans la région Grand Est, il rejoint son épouse aux confins du Grand Ouest. Le grand écart géographique se double d’un grand écart professionnel et d’un changement de vie radical. Il doit accepter des emplois d’intérimaire dans diverses usines du littoral breton, poussé par les échéances et le chômage.

Une nouvelle page s’ouvre et ne tarde pas à se remplir des mots de la détresse, celle du labeur, des nuits attachées à la chaine, des lendemains blafards, des horaires décalés, des trajets en pleine nuit, du froid des ateliers, des gestes lancinants du conditionnement, du poids des caisses de poissons ou des carcasses de bétails, de l’odeur entêtante des crustacés, du sang des bêtes que l’on égorge, de l’odeur fade et persistante des couloirs sanguinolents, des plats sans saveur à conditionner, des clopes du petit matin et du café express, des amitiés subites, d’une fraternité obligée souvent brouillée, des casques rouges de la hiérarchie, du rythme infernal de la journée et celui de la nuit, des pointeuses, des mouchards, détresses à gérer, fêtes à éviter, défaites à subir, nuits sans sommeil, échéances déshumanisantes, engourdissement des membres, dimanches à se réparer, fins de contrats sans lendemains…

Le tout sans une seconde d’ennui pour le lecteur captivé, capturé ! L’auteur semble d’un optimiste forcené, car d’un désespoir sordide il fait presque une fête. Celle des mots qui l’habitent et le tiennent, puisés dans une vaste culture littéraire, mais aussi dans les chansons de l’enfance, dans les airs populaires qui traversent le temps, les versets d’un refrain, le verbe d’un poète, les pensées du philosophe ou les écrits d’un sage, autant de sources dont il s’abreuve pour irriguer l’ensemble de son texte. Les mots, les phrases sont une planche de salut, une bouée de sauvetage, autant de bonheurs inattendus, de quoi survivre dans un océan de noirceur. Des mots crus, des mots rudes, des mots fluides comme l’eau de source qui ressource, des mots doux, des mots brutaux, des mots révolte, des mots qui cinglent vers une éthique et un engagement qui le portent auprès des plus pauvres, des plus démunis, de ceux qui se battent et tentent de résister. Un long réquisitoire à l’encontre d’une société de consommation chronophage et carnassière. Un livre salutaire qui livre quelques secrets de fabrication de nos aliments avant de parvenir dans nos assiettes. Un long poème dégueulis pétri d’humanité qui donne envie de devenir végane sans coup férir. Une belle déclaration d’amour à l’humain, un plaidoyer pour une vie apaisée, respectueuse de son environnement, digne de rejoindre les cris d’alarme d’une Fred Vargas et d’autres globe-trotters lanceurs d’alertes, criant toujours en vain.

Un livre métaphore à plus d’un titre où la ligne de la chaine se mêle à celle de l’écriture dont le besoin tenaille son auteur, et enchaine les feuillets.
"Et tous ces textes que je n’ai pas écrits / Pourtant mille fois écrits dans ma tête sur mes lignes de production / Les phrases étaient parfaites et signifiantes / S’enchainaient les unes aux autres / Implacablement… "
Le bagage littéraire est bien là, fécond terreau qui nourrit chacune de ses réflexions, toile de fond d’un texte truffé d’indices autobiographiques. Y sont invités à une place de choix son épouse adorée, la mère souffrant d’un cancer à qui il écrit une lettre d’amour et de reconnaissance, le chien Pok Pok, et d’autres compagnons de route. Autant de pierres de touche d’une farouche résistance, étayant un fervent plaidoyer en faveur de la planète d’un témoin à charge d’un mode de vie suicidaire et prédateur, plus convainquant qu’un essai théorique, car pétri de la vie et de la chair de celui qui nous le délivre.

On pourra lire à propos de ce livre un article plus développé rédigé par Isabelle Valeyre dans la prochaine livraison de La Faute à Rousseau, n° 85, à paraitre en octobre 2020.
On peut aussi découvrir sur le site
La Pierre et le Sel une mise en parallèle de ce livre avec Le Journal d’un manoeuvre de Thierry Metz.