Joyce Carol Oates : Journal 1973-1982

lundi 24 août 2009, par Véronique Montémont

Philippe Rey, 2009

La romancière américaine Joyce Carol Oates, née en 1938, a publié en 2007 une partie des quatre mille pages de son journal, rédigées afin de « recueillir les impressions et les pensées vagabondes qui traversent [son] esprit ».

Le cœur du journal est bien sûr l’évocation du travail de l’écrivain, qui forme l’essentiel des passages retenus. Même si cette activité occupe une bonne partie du temps que Joyce Carol Oates ne passe pas à enseigner la littérature (à Winston, puis à Princeton), la romancière prend soin d’éviter que cette obsession ne la dévore.

Le Journal est donc le lieu où elle dépose un foisonnement d’idées, en général rapidement traduites en nouvelles ou en chapitres, et où elle consigne la genèse de chacun de ses textes.

De manière troublante, elle commente les étranges relations qu’elle construit avec ses personnages, des liens affectifs obsédants et forts, qui semblent mettre sérieusement à mal la thèse des « êtres de papier… ». Sa plume affûtée, lucide, débusque – comme le font ses romans – le jeu des apparences : le journal est le lieu d’un portrait la plupart du temps amusé, parfois un peu navré, du moi social dans lequel l’enferme sa notoriété grandissante et la riche vie mondaine qui en découle.

Toujours à mi-distance entre l’aliénation, voire la folie que fait frôler l’engagement foncier dans le travail d’écriture, et le recul salutaire de l’ironie douce, le journal est l’exercice d’une funambule gracieuse, qui refuse le piège de la souffrance et revendique, au contraire, une sorte de talent paresseux pour le bonheur : « Notre problème à Ray et à moi : nous avons tendance à être heureux, heureux de façon inerte où que nous soyons » (16 juin 1979).

Les nombreuses coupes effectuées par l’éditeur, avec l’accord de Joyce Carol Oates, ont servi à ménager une intimité sur laquelle l’écrivain est de toute façon peu diserte : elle ne parle guère de ses sentiments, de son corps. On ne trouve pas chez elle certaines formes de dolorisme, ou le goût de l’épanchement auxquels peuvent être habitués les lecteurs de journaux européens.

Oates tient son journal de manière méthodique, à raison de quelques entrées par mois, et attache beaucoup d’importance à la consignation d’une vie quotidienne heureuse, analysée avec une lucidité qui la prévient contre la mièvrerie ou la banalité. Elle y parle ainsi de son mari, Raymond Smith, compagnon estimé et profondément aimé, du métier d’enseignante qui la passionne, de ses étudiants, de ses amis.

Si on y ajoute un lien privilégié avec la nature, qu’elle aime parcourir au fil de longues promenades, et l’amour des chats, qu’elle adopte en nombre, on obtient un tableau pour le moins paradoxal, dont certains accents ne sont pas sans rappeler Virginia Woolf. D’un côté, une femme habitée par la passion d’écrire, avec un imaginaire traversé de lignes sombres : le viol, le suicide, le racisme, le sexisme, la cruauté et l’hypocrisie des convenances, qu’elle peint avec la justesse d’une grande moraliste. De l’autre, le choix résolu d’une recherche d’équilibre et d’harmonie : comme elle le résume, une vie planifiée avec un calme aristotélicien » mais « vécue avec une passion existentielle ».

Il faut espérer que ce journal, superbe et profond, auquel on s’attache page après page, saura conquérir le public français et l’inciter à se plonger dans l’œuvre imposante d’une figure majeure de la littérature américaine.