Julie Wolkenstein : Adèle et moi

lundi 16 décembre 2013, par Catherine Vautier-Péanne

POL, 2013

A la mort de son père, la narratrice découvre dans ses papiers personnels des documents concernant son arrière-grand-mère (1860-1941) dont elle ignorait tout. Grâce à un mémorandum écrit par une certaine Tante Odette, elle apprend qu’en 1870 Adèle alors âgée de dix ans fut envoyée en Normandie, au bord de la mer, pour fuir Paris assiégé. La petite fille y découvre l’atmosphère particulière de ces grandes maisons bourgeoises aux familles nombreuses et succombera au coup de foudre pour les vagues. Elle fera un mariage d’amour avec un Alsacien désargenté, construira sa maison à Saint-Pair sur la falaise, près de Granville, aura quatre enfants, souffrira beaucoup de morts injustes – ses enfants, sa petite-fille – partageant son existence entre l’appartement de la rue Barbet-de-Jouy, la maison de Sèvres (Les Binelles) et la villa de Saint-Pair qu’elle n’appellera jamais autrement.

Adèle a bel et bien existé, et tout ce qui manque, tous les blancs de son histoire, la narratrice l’a inventé. Ou réinventé ? Les non-dits autour de la mère de son arrière-grand-mère, qui recevait des hommes et des cadeaux, à l’origine de son aisance financière, sont questionnés franchement. Si Aimée était une femme légère, le secret de famille a été bien gardé, ne laissant filtrer que des impressions, des intuitions, une distance avec le milieu bourgeois. La couverture de la vieille édition Folio de Madame Bovary où l’on voit une femme portant une coiffure en bandeaux, est étrangement ressemblante avec les portraits relégués dans une cave où le visage d’Adèle recèle une certaine tristesse. La narratrice rencontrera la très vieille grand-tante Odette qui lui confiera le journal d’Adèle. Celui-ci révèle un érotisme ardent entre Adèle et son beau mari Charles (il sera maire de la ville de Sèvres) des années durant, à « chasser le crocodile » sur les méridiennes de Saint-Pair et d’ailleurs.

Le portrait de l’aïeule se dessine peu à peu en touches fines, parallèlement à la reconstitution de son milieu, la haute bourgeoisie parisienne, qui voit l’ascension de cette classe puis son déclin à la suite des deux guerres. La maison toujours dans la famille sert de lien entre les générations, sorte de phare immuable sur la falaise où Adèle – qui parle en dernier dans ce roman touffu – guette le rayon vert allongée dans son bow-window, telle une Virginia Woolf française.

La tante Odette, elle aussi une grande amoureuse en son temps, dit au cours de son unique entrevue avec la narratrice : « C’est incroyable cette manie qu’ont les gens de vouloir écrire, moi lire, ça me suffit amplement ». Et bien reconnaissons que c’est tout de même grâce à ces écrits que Julie Wolkenstein réussit un roman familial de 595 pages totalement fascinant ! Elle qui dit « Je ne me suis jamais intéressée aux ancêtres de personne : les gens que je ne connais pas, surtout s’ils sont morts, me sont cent fois plus étrangers, même s’ils me sont apparentés, que les personnages de romans », s’est fait prendre à son propre jeu pour notre plus grand plaisir.