La vie d’une personne singulière

mercredi 13 décembre 2017, par Catherine Merlin

Auteur de plusieurs essais et romans – dont une belle Théorie des nuages –, Stéphane Audeguy nous propose aujourd’hui un texte bref, au titre sobre. Livre écrit dans l’urgence, au lendemain même du décès de sa mère. « Je sais bien que la plupart des gens pleurent à la mort de leur mère. Moi, j’écris des livres. Celui-ci a été commencé le 3 juillet 2016 : je l’ai terminé le 31 du même mois. » Il pourrait s’agir d’un « tombeau », en prenant ce terme au sens du genre littéraire, mais Stéphane Audeguy préfère le désigner comme une élégie, « la ‘tendre élégie’ de Chénier ». On se souviendra de la définition du Robert pour « élégie » : « Poème lyrique exprimant une plainte douloureuse, des sentiments mélancoliques ».

Son récit se présente en quatre parties ayant pour titre les noms qu’a portés la mère : Sobczak (son nom de jeune fille), Audeguy (nom de son premier mari, père de l’auteur), Julienne (nom de son second mari), Sabine (son prénom). Il suit grosso modo un fil chronologique, mais c’est une trame ténue, plutôt prétexte à des évocations de la disparue et à des réflexions sur l’écriture.

Les grands-parents maternels de Stéphane Audeguy étaient d’origine polonaise. Il a connu son grand-père, Édouard Sobczak, mais pas sa grand-mère, morte en 1944, quand la petite Sabine avait sept ans. Même le nom de cette grand-mère, Josefa Wlodarczyk, lui a longtemps été inconnu. « Édouard Sobczak était un homme des années 30. Il portait ses pantalons haut sur la poitrine, se rasait avec un coupe-chou et coiffait ses cheveux fins en arrière, à l’aide de brillantine et d’un peigne en corne plat. »

À la fin du volume, l’auteur fait un retour sur la Pologne, longtemps patrie légendaire pour l’enfant Stéphane, et sur un « manuscrit trouvé dans une bouteille » (littéralement) impliquant un oncle déporté, Waclaw Sobczak.

La jeunesse de Sabine Sobczak se passe à Tours dans l’immédiat après-guerre. « Il faut se représenter une enfant un peu triste, fort gentille, sage comme une image, bonne élève, fille obéissante ». Puis c’est la France des années 60, un pays « qui ne voulait plus entendre parler de ses ruines, ni de son histoire lointaine, ni assurément de son lamentable passé récent… » Triomphe de la reconstruction et « règne des choses, tel que l’a décrit Perec. » Ce retour en arrière constitue aussi l’occasion de considérer le fonctionnement de la mémoire et l’usage fait des souvenirs : « ce que ma mère me racontait dans les années 80 sur les années 60, par exemple, était moins le témoignage de ce qui, exactement, fut alors, que l’expression de ce qu’elle voulait, désormais, en retenir… » « Mais je crois n’avoir ni menti, ni trompé qui que ce soit », commente l’auteur. « Inventé, peut-être. […] Dans cette sphère qu’on dit privée, [les faits] ne nous parviennent jamais que racontés, c’est-à-dire déposés non seulement dans le langage, mais dans l’usage particulier que tel ou tel en fait. »

Les ambitions de la jeune Sabine sont nécessairement modestes et le besoin de gagner sa vie l’amène à devenir secrétaire sténodactylo, alors qu’elle avait rêvé d’être médecin. « Ma mère se croyait, se sentait incomprise. Elle n’avait pas la culture politique qui aurait pu lui faire entendre que les causes de ce sentiment, si j’excepte la perte précoce de sa mère, étaient largement, pesamment, impitoyablement sociales. »

Elle se marie à la fin des années 50. Le père de Stéphane Audeguy (il semble que son prénom ne soit pas mentionné) est alors « un petit gars bien français, sec, nerveux et gominé, moustache fine, veste cintrée ». Une image associée aux « modèles de virilité » des années 50-60 : Alain Delon, James Dean, Elvis Presley. « C’est aussi que nous croyons vivre seulement, alors que notre époque vit tout autant à travers nous. »

« Mes parents, ajoute Stéphane Audeguy, peuvent être décrits […] comme un couple formé à la fin de l’âge agraire en Europe : lui, descendant de paysans de Corrèze… » Il y a ici quelque chose de Bergounioux et de son obsession d’un mode de vie disparu. Le premier enfant du couple Audeguy est une fille mort-née, puis viennent trois garçons, Stéphane étant le dernier né en 1964. Mais le mariage bat de l’aile : les Audeguy maintiennent la fiction d’un couple uni, alors que le père mène une double vie. Il sera vite sorti de l’univers de son fils.

Plus tard, Sabine divorcée refait sa vie avec un médecin, Olivier Julienne, un second mariage plus heureux qui lui donne accès à une classe sociale plus élevée, une aisance relative lui permettant une recherche d’élégance ; elle laisse alors s’exprimer son goût de la lingerie fine et des talons hauts.

En 2005 paraît le premier roman de Stéphane Audeguy, La Théorie des nuages ; sa mère lui demande alors s’il y raconte quelque chose de sa vie. « Je lui répondis d’abord, tout aussi nettement, combien m’était étranger tout projet autobiographique. » Elle renouvelle sa question pour le deuxième livre, Fils unique, dont le personnage central est le frère aîné de Jean-Jacques Rousseau.

« J’en reviens, pour finir, à son appétit de vivre. […] Ma mère n’était pas un exemple. Simplement une personne singulière, d’une joie et d’une puissance de vie admirables. »