Laura Poitras : Toute la beauté et le sang versé

samedi 8 avril 2023, par Bernard Massip

Film, 2022

En illustration : Nan and Jack in bed, 1983, collection du Métropolitan Museum of Art

Réalisé par la documentariste américaine Laura Poitras, avec la complicité de la photographe Nan Goldin, ce beau film se déploie selon trois lignes narratives qui s’entrelacent constamment, conférant à l’ensemble sa richesse et sa complexité.

Il documente le combat que la photographe mène depuis 2018 contre l’addiction aux opioïdes, un véritable fléau aux Etats-Unis responsable, depuis 1995 de plusieurs centaines de milliers de morts. Elle cible en particulier l’Oxycontin dont elle a été elle-même dépendante : l’anti-douleur lui avait été prescrit à la suite d’une tendinite en 2014 et elle n’a pu s’en débarrasser qu’en 2017 en effectuant une cure de désintoxication. La firme Purdue Pharma qui l’a développée avait mis en place un marketing particulièrement agressif, ciblant notamment les médecins qui étaient incités, y compris financièrement, à prescrire abondamment ce produit. Au-delà de Purdue Pharma, qui a organisé sa faillite en 2019, elle vise ses propriétaires, la famille Sackler, devenue richissime grâce à l’Oxycontin et qui s’est ensuite fait connaître grâce à son mécénat. Avec le groupe d’activistes qu’elle a constitué elle mène des actions spectaculaires au sein des musées qui ont bénéficié des largesses des Sackler. La première scène du film montre ainsi une action effectuée au Musée Guggenheim, une pluie d’ordonnances tombe depuis les balcons intérieurs du musée tandis qu’elle-même et ses amis, figurant les morts, s’allongent sur un sol jonché de flacons d’Oxycontin. Son but, auquel elle parviendra, est de faire retirer les références aux donateurs et d’obliger les institutions muséales à refuser les dons des Sackler, annulant ainsi cette sorte de « blanchiment de réputation » que constituaient leurs dons.

Une autre ligne narrative rend compte de la vie et de la création de Nan Goldin, montrant nombre de ses photographie, rappelant les contextes dans lesquels elles ont été prises. Elle documente notamment au travers de portraits d’un grand réalisme, le milieu dans lequel elle-même était complètement immergée, celui de l’underground new-yorkais des années 1980. Elle a la volonté de rendre compte de sa propre vie et de celle de ce petit milieu, tels qu’ils sont, évoquant sans censure, la fête, la drogue, la sexualité, la mort. C’est le sujet de sa série la plus connue, The ballad of sexual dependency, un ensemble de plus de 800 photos, prises entre 1981 et 1996. Elle évoque les ravages de l’épidémie de sida, décrit ses propres amours et n’hésite pas, dans une série postérieure, à se montrer elle-même, totalement défigurée, après avoir été battue par un de ses compagnons.

Enfin, troisième ligne narrative, le film évoque l’enfance de Nan et sa vie familiale où, sans doute, se trouve la clé de tout son parcours. Elle évoque sa soeur ainée très rebelle, les conflits violents de celle-ci avec ses parents qui ont conduit à ce qu’elle soit internée en psychiatrie, avant qu’elle ne se suicide, en 1963, alors que Nan avait dix ans. La photographie c’est peut-être alors la façon qu’elle-même a trouvé d’être à la fois dans et au dehors de ce qu’elle vivait, se constituant ainsi une sorte de carapace affective par la mise à distance qu’autorise le regard photographique. Une émouvante séquence reprend des extraits d’un documentaire non abouti que Nan avait commencé avec ses parents. On les découvre, tant d’années après, encore bouleversés par ce drame, sa mère monte chercher dans sa chambre une citation de Joseph Conrad dont elle ne se sépare jamais qui évoque « les irrépressibles regrets » et qu’elle lit avec une grande émotion devant la caméra. Et c’est à cette sœur disparue qu’est dédiée le film.

On sent à travers tout le film la grande complicité entre la réalisatrice Laura Poitras et son sujet, Nan Goldin, au point qu’on pourrait presque les dire coautrices du film. Le matériau en est aussi constitué des propres réalisations de Goldin. Celle-ci n’a jamais lâché l’appareil photo, documentant ainsi avec précision et continuité toute sa vie. Biographie par l’amie qui filme et autobiographie par le sujet filmé se mêlent donc intimement. Et le titre, quelque peu énigmatique, laisse bien entendre cependant comment la beauté de la vie s’articule avec le tragique et le deuil.