Leïla Sebbar : Dans la chambre

lundi 20 janvier 2020, par Françoise Lott

édition Bleu autour, 2019
préface de Michelle Perrot

La chambre, ce sont les femmes qui l’habitent ; chambre brillante par ses mosaïques, ses tapis, ses tissus, qu’on imagine chaude et profonde ; par sa fenêtre, on devine les branches d’un figuier, des grappes de Bougainvillées, on entend le murmure d’une fontaine : c’est cela qu’ont aimé peindre Delacroix ou Guillaumet. Mais il y a aussi la chambre du bordel, et celle de la prison, où est retenue la fille rebelle et meurtrière. Leïla Sebbar, par de courtes nouvelles, d’une écriture dense, presque elliptique, y fait se succéder une ronde d’aventures qui traversent le temps et l’espace. On sent ici qu’elle ne cesse d’approfondir sa double culture et ceux qui connaissent son œuvre peuvent découvrir des chapitres purement autobiographiques (Les garçons, de l’autre côté, Maître et disciple).

Dans la chambre, les femmes sont enfermées, victimes du despotisme jaloux des hommes. Dans le sérail, elles sont surveillées, et étranglées si elles choisissent qui aimer (La favorite). À Clermont-Ferrand, une jeune fille est incarcérée pour avoir tué un père qui lui interdisait d’aimer et la menaçait de mort (La prisonnière). Dans Paris, enfermée dans d’immenses voiles noirs, elle est réduite à une silhouette inhumaine qui parait être « le diable » à un petit garçon (C’est le diable, Papa). D’autres se révoltent et s’émancipent : au frère qui cherche rageusement sa sœur disparue, une vieille femme conseille : « Elle veut plus vous voir, toi, son père, sa mère, ses frères […] Elle est libre. Laisse la vivre. » (Dans la vitrine). Et le jeune chef a beau inviter sa belle prisonnière dans son palais sur les bords du Tigre, celle-ci ne se laisse pas séduire (L’odalisque). Dans Lille, trois jeunes femmes refusent de continuer à « travailler » pour leurs séducteurs et réussissent à s’enfuir. Un conte nous parle de femmes mystérieuses, « une musicienne, une chanteuse, une poétesse », cachées dans une maison ceinturée de murailles, au bord de la mer. On ne sait rien d’elles, sinon qu’elles s’entourent d’objets de prix, de beaux tapis d’Aflou, que parfois on peut entendre un chant ou un gazouillis d’enfant. Il faut croire au bonheur de ces « séquestrées volontaires » (Les trois sœurs). Il y a encore la fille de colons et le chef de tribu qui s’aiment malgré la guerre où leurs familles s’affrontent (La grotte). Et la « chibania », restée longtemps seule en Algérie, qui, au seuil de la vieillesse, rejoint à Marseille son mari qui n’attend qu’elle. Mais presque toutes, les femmes doivent conquérir chaque pouce de leur liberté.

Le plus souvent, les maitres, ce sont les hommes. C’est le sultan qui ordonne qu’on étrangle sa favorite. Les hommes abuseront de la jeune fille à qui sa mère a sottement conseillé : « Trouve un mari riche » (Un balcon sur la mer). Les garçons sont capables d’injurier les filles de l’institutrice, une française, et les traitent de « filles de pute ». (Les garçons, de l’autre côté). Une serveuse est renvoyée pour avoir résisté à son patron (Les deux frères de Belleville).

Ce bouquet de cruautés et d’amours, c’est un lien très fort qui le noue. Le lecteur passe d’une rive de la Méditerranée à l’autre : par le nom des lieux, Alger, Tlemcen, Lille, Paris…, par l’écho des dominos qui claquent sur la table, à Belleville ou à Oran, par les peupliers qui bordent les rivières, des deux côtés de la mer. Et surtout par l’espoir : un instituteur arabe enseigne le français et l’arabe à son jeune compagnon de cellule et l’encourage ainsi : « Poète, ministre, Imam. Tu es l’Algérie de demain, l’Algérie libre et heureuse ». (Maître et disciple)

La personnalité d’Isabelle Eberhardt reflète un peu cette constellation de situations : elle refuse la bienveillance des femmes à l’abri dans les bains maures, galope seule à la rencontre d’une femme des hauts plateaux, chef d’une confrérie cultivée et charitable (Isabelle E. Outremer). « Isabelle, outremer, a aimé le désert, l’Islam et Slimène, le beau Spahi ». Elle a vécu une utopie.