Leila Sebbar : Je ne parle pas la langue de mon père

mardi 31 janvier 2017, par Françoise Lott

suivi de "L’arabe comme un chant secret", édition commentée et illustrée, 285 p. édition Bleu autour.

C’est un livre beau et complexe à la fois. Une aquarelle s’étend sur la couverture : le bleu de la mer qui sépare les deux rives, les ocres de la terre poussiéreuse, la ligne sombre des pins, forment un écrin à une « koubba » blanche-« cube terrestre surmonté d’une coupole céleste ». Nous sommes en pays musulman et l’auteur a voulu grouper ici des textes écrits à diverses époques : Je ne parle pas la langue de mon père, L’arabe comme un chant secret, un texte encore inédit : Sur la colline, une koubba, plusieurs aquarelles de Sébastien Pignon, lumineuses, orageuses, plusieurs études sur ces textes, venues de France (Pierre Assouline), de Turquie (Rosie Pinhas-Delpuech), d’Algérie (Nourrédine Saadi)… et encore des photos d’un album de famille puis des reproductions de pages de livres d’école destinés aux « enfants indigènes ». Mais il y a une profonde unité dans cette diversité. C’est le mot « langue ». Il est dans presque tous les titres des chapitres des deux premiers essais, et les pages des livres scolaires contiennent des « leçons de langage ». Nous plongeons dans un entrelacs de variations sur l’amour d’une langue qui contient l’image du père et qu’on ne connait pas : l’arabe.

L’auteur, jeune adulte, a pris conscience du mystère qui entoure le père aimé, qui, à toutes ses questions, a toujours répondu « Oublie, ma fille, oublie ». On ne peut pas oublier ce qu’on n’a pas su. Elle n’a pas su que son père était musulman, elle n’a pas su ce que criaient les cavaliers lancés sur leurs chevaux pendant la fantasia, ce que disait sa grand-mère paternelle quand on lui rendait visite, ce que disaient les voix des femmes protégées par les voiles blancs tendus autour des cours. Elle n’a pas appris, mais elle a écouté. Elle a écouté le babil des femmes jouant avec le fin haïk autour du visage, la douceur de la voix du père parlant aux parents de ses élèves – il est directeur d’une école où il enseigne le français aux enfants « indigènes ». Il y a eu la tranquillité des échanges autour du mouton de l’Aïd en train de rôtir, et les hurlements sur la colline à l’époque de la rébellion. Et encore, comme un leitmotiv, les insultes quotidiennes qu’entendaient les trois jeunes sœurs quittant la « forteresse » de l’école où enseignaient leurs parents pour gagner le quartier européen, des mots incompréhensibles mais qui frappent comme des pierres, dont on devine la violence sexuelle, et dont on n’osera jamais parler, à aucun moment.

Comment expliquer que ces quatre enfants, nés d’une mère institutrice originaire du sud-ouest de la France, venue en Algérie par amour pour un homme arabe, sorti de l’école d’instituteurs d’Alger, n’ aient pas appris la langue de leur père, la langue du pays où ils vivaient ? Leur mère les a « enfermés » dans la langue française et le père a aimé le français comme la langue des Lumières, celle qui devait permettre à ses élèves de sortir de la misère. Il aimait aussi la maison familiale, royaume de l’ordre, des fleurs, du potager bien cultivé, de la ruche, du linge blanc bien étendu par Fatima ou Aïcha. Il a protégé ses enfants de la langue du « colonisé » et a vécu certainement dans un silencieux déchirement. C’est ainsi qu’il s’est retrouvé sur la liste noire et de l’OAS et des rebelles. Et sur la guerre civile quotidienne, il disait simplement « C’est une catastrophe, une catastrophe ».

Les tentatives d’explication ne comblent pas un immense sentiment de perte. L’auteur n’a pu connaitre les chansons ou les récits que lui aurait transmis sa grand-mère paternelle, elle ne sait pas quelles prières murmurent les femmes qui se rendent en pèlerinage à la koubba voisine. Que disait son père quand il riait avec ses compatriotes arabes ? Ne se doutait-il pas des violences verbales que devaient affronter ses filles, une fois franchi le portail de l’école ?

Cette ignorance fondamentale, l’auteur a cherché à la combattre, autrefois, par une profusion de lectures, choisissant des auteurs étrangers, lointains, étudiant le destin de Noirs victimes de l’esclavage. Puis elle a collaboré à des mouvements féministes, politiques. Alors, après des années « d’infinie solitude », elle s’est sentie en harmonie avec sa filiation, et l’arabe, langue inconnue, tissée de « violence, haine, tendresse, amour », elle va en chercher la mélodie à travers des déambulations solitaires. Elle écoute cette voix de « la parole, de l’émotion », celle des femmes arabes parlant entre elles, dans l’exil, dans un « triste square de la terre française », dans les cafés, les cités où vivent les émigrés. Elle imagine la vie des enfants de Fatima, la bonne de son enfance, elle l’imagine, elle, cherchant à protéger son père d’une tentative d’assassinat, ou son père lui-même, prisonnier, apprenant à lire et à écrire au codétenu qui avait conspiré sa mort. « La mère de mes livres est obstinément une femme arabe et musulmane, algérienne » dit-elle. Ainsi Leïla Sebbar peut-elle, par l’écriture et la fiction communier avec son père et vivre charnellement avec sa langue, chérie et mystérieuse.