Leïla Sebbar : Le pays de ma mère

mercredi 18 décembre 2013, par Françoise Lott

Bleu autour, 2013

Voici un livre aussi beau que surprenant. Le rouge sombre de la couverture, son cadre de vignettes - photos, aquarelles, affiches, dessins - rappellent Mes Algéries en France, Voyage en Algéries autour de ma chambre du même auteur. Cette fois, c’est le mot Frances qui est au pluriel. L’intimité charnelle de l’auteur avec le pays de sa mère se dessine à travers de multiples champs d’exploration. Le socle de cette recherche est la nécessité d’écrire « une France, des Frances, qui s’originent de l’Algérie natale, française et coloniale ». D’abord, ici, sur cette terre où elle n’est pas née, l’auteur se sent « enfermée ». Puis vient 1968, le Mouvement de Libération des Femmes et elle se jette de toute son énergie dans la révolte qui lui permet de « voir, observer, entendre, écouter, interroger, écrire ». Ce livre est le fruit de cette révélation.

La reproduction de deux pages de la Constitution Républicaine, puis de nombreuses photos de façades d’écoles primaires forment le premier maillon généalogique. « Chaque école de Jules Ferry […] devient mon pays natal », dit-elle. Son père était un instituteur arabe dans une École de Garçons Indigènes et c’est à cette école, où elle n’a jamais été élève, mais qui se fond dans sa mémoire avec celle où enseignait sa mère, qu’elle associe ses premiers apprentissages bénis : géographie, couture… lecture surtout.

En tournant les pages, on découvre des reproductions de lettres manuscrites : Leïla Sebbar a demandé à de nombreux écrivains de lui dire ce qu’est la France pour eux. Chacun livre une part de son enfance, de son adolescence. Si Pierre Bergougnioux cite Michelet qui dit avoir « mal à la France », si Hélène Cixous évoque d’abord une vieille blessure : « En 2013 comme en 1941, je me tâte, je me demande toujours si j’ai « les papiers », elle rejoint Albert Bensoussan et beaucoup d’autres qui disent que leur vraie patrie, c’est la langue française.

Alors le lecteur chemine dans un livre où il croise "Les aïeux côté France", en Dordogne et dans le Pas de Calais, ainsi que des photos, des lettres d’amis, des aquarelles de Sébastien Pignon. Il croise encore des rivières, où la mère de Leïla pêchait les truites à la main, et qui éblouissaient le père, habitué à la sécheresse algérienne, par l’abondance de leur eau, qu’elles soient en Dordogne, dans l’Allier, dans les Ardennes. C’est encore le travail de la terre, l’évocation de moissons joyeuses, ou du désastre des forêts incendiées de Kabylie. Et les cartes Vidal Lablache, l’odeur de la boulangerie évoquées par Annie Ernaux, la phrase convaincue de Pierrette Fleutiaux : « Paysans et instituteurs tenaient sur leurs épaules le monde solide que je croyais le monde ». Et encore les vignes, les pâturages, les bestiaux, et tout ce qu’on peut découvrir de la fenêtre d’un train et noter dans un Journal ferroviaire. Moisson d’observations, d’images.

Puis le ton change. Paris, la première fois. Mai 68. Mouvement de Libération des Femmes. Il s’agit d’engagement et l’écrivain ressuscite un passé de chansons, d’affiches, de manifestations. Les femmes se disent « sans Dieu ni Maîtres » et parlent… Ce sont plusieurs années d’effervescence passionnée pour acquérir un poids politique. On discute d’homosexualité, de droit à l’avortement, de sexisme. Michelle Perrot dit son intérêt pour une histoire sociale et politique qui la fait créer un groupe d’études féministes, diriger, avec Georges Duby, l’Histoire des femmes en Occident, Laure Adler se souvient de ce cri : « Les femmes dans la rue, pas dans la cuisine ». On crée des revues, Histoires d’elles, Sorcières , on se sent libres de « boire, fumer, rire », dit Nancy Huston, libres aussi de signer le Manifeste des 343. « Nous étions journalistes, romancières, graphistes, professeurs… Tout, tout, nous avons tout fait », dit Leïla Sebbar. De quel poids vont être les femmes dans les révolutions actuelles des pays arabes ?

L’effervescence passée, il y a encore dans Paris les cafés dont Leïla Sebbar passe la revue, au fil des rencontres qu’elle provoque avec chaque ami(e) interviewé(e), puis qu’elle photographie, dont elle raconte ses contacts avec les patrons, les serveurs, les clients. Du café on passe drôlement aux toilettes, des plus sordides aux plus luxueuses, gravures à l’appui. Au métro aussi, et aux colleurs d’affiches, peints à grands traits colorés, et aux S.D.F., les « gisants », cette fois gravés.

Le titre de l’épilogue est Le Livre de Gutenberg. Il faut, dit Leïla Sebbar, toute la chaîne des métiers du livre pour que se transmette, de l’écrivain au lecteur, une pensée qui garde une profondeur secrète, « sacrée ». Ici, nous avons eu entre les mains un livre imprimé, nous avons lu des lettres manuscrites, vu des photos, des dessins, des aquarelles, des gravures : tout ce que peut porter le papier. Ce qu’on peut lire et relire à loisir. Le pays de ma mère est une « défense et illustration » du livre, comme on le conçoit depuis des siècles. Une œuvre d’art.