Leïla Sebbar : Une enfance juive en pays musulman

mercredi 16 janvier 2013, par Françoise Lott

Bleu Autour, 2012

Leïla Sebbar, auteur de nombreuses œuvres romanesques ou autobiographiques, a offert à 34 « gens du livre », écrivains, l’occasion de raconter leur enfance juive en pays musulman. Nous voici devant 34 aventures singulières, écrites chaque fois en quelques pages, et qui, toutes ou presque, font s’épanouir le bonheur de cette remontée vers l’enfance et la douleur aussi.

Elles disent leur joie de vivre, baignées « dans les quatre éléments vitaux, la terre ocre, l’onde aux cent couche d’azur, l’air étourdissant de senteurs, et le feu du soleil sur toutes choses. » Les corps d’enfant se souviennent de cette chaleur. Les fêtes religieuses les conduisent dans la cuisine mystérieuse d’une grand-mère – « Ah, cette odeur de poivrons grillés ! » - ou à la synagogue dans l’ombre du père. Dans les maisons odorantes, les enfants écoutent parler les adultes : le français, le judéo espagnol, le grec, l’italien – et l’arabe, langue qui reste celle des autres, que personne ne s’enorgueillit de parler. Hiérarchie linguistique qui disparaît dans la polyphonie musicale. Il y a là un patrimoine commun, « chanté alternativement en arabe et en hébreu », car Juifs et Musulmans sont unis dans leur passion pour la mélodie orientale, « arabo-andalouse, judéo – andalouse, comment savoir ? »

On ne peut oublier non plus, au Maroc, cette fête de la Mimouna, la Pâques juive, « où toute la ville se réunissait pour former une longue cohorte judéo - musulmane, la main dans la main, pour chanter les mêmes chansons et célébrer avec la même ferveur la liberté et le bonheur d’être ensemble ». C’est encore le souvenir de cet ami musulman qui offre au père de l’enfant, juif, un petit sac contenant de la terre rapportée de Jérusalem, ville sainte pour les deux religions.

Mais, souvent, si on se souvient des bons camarades musulmans avec qui on jouait dans la rue ou à l’école, on se souvient aussi qu’on ne les invitait jamais, que chez eux on n’était jamais invité. « Les liens s’arrêtaient au seuil des maisons ». Parfois, à Istanbul ou au Caire, en particulier, on est pris entre deux feux : au Caire, la petite fille se souvient d’avoir été traitée de « sale Juive » et d’avoir su répliquer, elle savait aussi que son père fréquentait des grands bourgeois « chrétiens, juifs, coptes ou musulmans », et qui parlaient tous français. « Citoyen, parle turc », entendait dire à Istanbul une petite fille qui pratiquait le français ou le judéo-espagnol à la maison, le turc dans la rue, et l’hébreu pendant les fêtes. Au Caire, un auteur évoque sa mère dont elle écoutait les chants en « grec, en italien, en égyptien ». Une frémissante polyphonie.

Et puis le bassin méditerranéen s’embrase. La création de l’état hébreu fait resurgir l’hostilité contre les Juifs. En Tunisie, un médecin se voit évincé pour qu’un de ses élèves prenne son poste. Il naît un climat de suspicion, de méfiance, qui « empoisonne » l’adolescence de certains narrateurs. Beaucoup parlent de leur sentiment de certitude, alors et maintenant encore, de vivre dans un monde où les deux communautés avaient historiquement entière légitimité à se sentir chez elles. Leurs ancêtres étaient nés là, personne ne pouvait parler d’une hospitalité accordée, puis reprise. Puis il y a les attentats, l’explosion d’une école à Beyrouth, l’incendie du Caire en 1952, un narrateur dit conserver « le souvenir traumatique d’une terreur permanente face aux horreurs qui [lui] étaient racontées tout en restant voilées ».

Pour dire la violence de l’arrachement au pays de l’enfance, les formules sont aussi fortes que concises : Kaddish pour enfance défunte est le titre d’un des récits, un autre parle de « l’immense déchirure de l’exil ». Et à cet immense désarroi personnel, familial, s’ajoute la conscience profonde, politique, qu’avec la disparition de cette mosaïque de peuples et de cultures, c’est un pan de la richesse de l’humanité qui s’est effondré.