Les Amandiers

lundi 19 décembre 2022, par Annie Rambion

film de Valeria Bruni-Tedeschi

J’ai aimé ce film pour de nombreuses raisons, mais il me paraît aussi très remarquable dans son rapport à l’autobiographie. Sur ses intentions V. Bruni-Tedeschi s’est exprimée en toute clarté, et le film, en tout cas tel que je l’ai vu, en est l’aboutissement parfaitement maîtrisé.

La matière autobiographique est utilisée au-delà du récit personnel. Il s’agit d’un film choral, l’histoire d’un groupe de jeunes gens, candidats puis élèves à l’École créée par Patrice Chéreau dans les années 80 à côté de son Théâtre des Amandiers. On sait que Stella, dont on suit principalement l’histoire, représente la réalisatrice elle-même, mais on pourrait l’ignorer. Car tous les personnages de jeunes comédiens, recomposés sous des identités nouvelles à partir des traces laissées dans la mémoire, sont chargés d’émotion, ils ont tous, dans leur diversité très subtilement choisie et montrée, quelque chose à nous dire sur une jeunesse qui veut vivre et jouer sa vie, qui attend du théâtre qu’il lui donne un sens. A l’explosion de joie que leur procure le stage à New York, succèdent des angoisses, des bonheurs partagés, des amours et des jalousies, dans la vie comme au théâtre, jusqu’au tragique – le sida est une menace et l’amoureux de Stella meurt d’une overdose. On imagine aussi que V. Bruni-Tedeschi a mis quelque chose d’elle-même, de l’actrice et réalisatrice d’aujourd’hui, dans tous les autres personnages, ainsi ce jury d’admission parfois au bord du fou rire, mais aussi ému et attendri devant les prestations des candidats. C’est un tour de force autobiographique que de nous faire ressentir à la fois les émotions de la jeunesse passée et le regard porté aujourd’hui sur cette histoire. Et c’est peut-être ce qui m’a donné le sentiment que le film était constamment « à la bonne distance ».

Cela concerne aussi la manière de représenter Patrice Chéreau, subtilement incarné par Louis Garrel. Il est clairement vu à travers le prisme autobiographique, ce qu’ont reproché au film ceux qui auraient voulu un hommage plus général au créateur et à son œuvre, et ce que moi je trouve passionnant : personne d’autre que V. Bruni-Tedeschi n’aurait pu faire ce film-là. Le propos est centré sur le travail avec les élèves, d’une manière d’autant plus profonde que les paroles du personnage, dirigeant de très près, de manière terriblement exigeante, intellectuelle et physique, les jeunes acteurs, reproduit des textes écrits par le « vrai » Chéreau. Le film est riche de significations sur l’art théâtral, d’autant plus qu’on y entend d’autres voix : celle de Pierre Romans, le directeur de l’école, et à New York au cours d’ateliers de l’Actors’ Studio celle d’une professeure noire – américaine, qui nous apporte comme à eux contre-point et nouvelles perspectives. Pour ce qui est de quelques aspects plus personnels de Chéreau et Romans, leur mode de vie et leurs démons intimes, le film ne montre rien qui ne soit de notoriété publique, et le fait avec discrétion, là encore à bonne distance.

La séquence de fin est tellement sidérante que je ne suis pas sûre de ce que j’ai vu. De retour des années plus tard dans un atelier de la même professeure de l’Actors’ Studio, Stella improvise en réponse à la question « Pourquoi êtes-vous revenue à New York » ? Au moment où l’actrice apparaît de loin, j’ai cru voir que Valéria B.T. jouait elle-même le rôle de Stella un peu plus âgée, et puis l’illusion s’est dissipée, effet de coiffure et de maquillage, que j’ai ressenti comme un signal autobiographique puissant. Après la prestation de Stella, venue tenter de guérir ses blessures de jeunesse, le public de l’atelier sort de la pièce, mais sous le regard presque terrifié de la professeure Stella recommence à jouer sa douleur avec tant d’intensité que sous nos yeux elle s’enfonce dans la folie - ou peut-être dans un acte de théâtre salvateur, le doute est permis. Dans une interview à Libération j’ai relevé cette phrase de Valeria B.T : « Je serais devenue folle si je n’avais pas fait ce métier. »