Lydie Salvayre : Marcher jusqu’au soir

vendredi 5 juillet 2019, par Alice Bséréni

Éditions Stock, 2019, coll. « Ma nuit au musée »

Rencontre à la Maison de la Poésie, lundi 27 mai 2019

On se laisse aspirer, bercer, pénétrer par la voix et les propos de Lydie Salvayre finement accompagnée par Sophie Joubert qui permet à cette auteure « modeste » de révéler les secrets d’une vie et d’un itinéraire restés discrets. Le prétexte en est une nuit passée en solitaire dans les murs du musée Picasso qui accueillait les œuvres d’Alberto Giacometti. Une nuit entière de cohabitation avec des œuvres à faire peur. Une expérience, une audace, une gageure qui emmène l’auteure dans l’intimité de l’artiste et, par ricochet, dans la sienne propre. Occasion de développer une réflexion pertinente sur la fonction ambiguë du musée, à la fois cimetière et conservateur des œuvres tout en assurant leur protection dans la mémoire collective. Un coup de gueule aussi à l’endroit de la pensée et des goûts formatés par les ruses mercantiles de la modernité, le bien pensant, le politiquement correct, pour se démarquer de toute entreprise d’asservissement mental et psychique. La culture reste pour elle acte de résistance. Celle aussi d’interroger les distorsions, voire les perversions de l’art devenu pure marchandise, mises en lumière par la sobriété exacerbée de celui qui l’accompagne dans sa rêverie et son introspection. À l’inverse des canons de la beauté combinés à leur valeur marchande, avec Giacometti est promu « l’art de l’échec » de la part d’un artiste qui avoue « ne pas achever une œuvre mais l’abandonner » après d’innombrables moutures. Ce qui ramène l’auteure au geste littéraire répété à l’infini dans son imperfection et sa quête de l’innommé, ainsi que le déplora Virginia Woolf.

Elle sait de quoi elle parle, elle qui, issue d’un milieu ouvrier espagnol pauvre et résistant, marqué par la démence d’un père violent, transfuge lui d’un milieu aisé pour adopter la cause ouvrière et celle du PC, s’est longtemps crue interdite de culture, de mots, d’art, d’un univers confisqué par l’ordre bourgeois. Et n’a de cesse de se mettre en quête du vivant et d’y contribuer par l’écrit mais aussi par le soin. Lydie Salvayre a été pédopsychiatre avant d’être écrivaine sur le tard, se croyant toujours interdite de mots pour écrire. Deux métiers qu’elle aime avec passion, l’un qui soigne, en particulier le père fou, interné, camisolé dont elle brisera les cordes, de même qu’elle brisera le silence intérieur par les mots, les siens, ceux des enfants qu’elle soigne, enfin ceux de la littérature. Deux activités complexes et complémentaires, nourries par le déplacement des interdits dont elle a su s’affranchir.

Avec cette découverte, elle reconnaît avoir franchi le pas d’une l’écriture de fiction pour celle de l’intime, et livrer un écrit autobiographique, à l’inverse de tant d’autres. Il aura fallu ce compagnonnage insolite d’une nuit avec Giacometti pour officier à la manière d’un électrochoc et délivrer de nouveaux espaces de pensées et de créations. Une épiphanie, une révélation. L’éloge de la marche incarnée par la plus belle pièce de l’exposition, la marche du pauvre, dont « la beauté est une flèche lente », selon Nietzsche, est une belle métaphore de la démarche de l’auteure qui se réconcilie avec son passé, son histoire et les délivre pour nous les livrer, affirmant les vertus subversives de l’art et de la création, en particulier littéraire.

Cette démarche est un hommage appuyé au talent d’un artiste torturé « qui peint en pauvre », selon les mots de Rilke au sujet de Cézanne, génère le portrait d’un artiste généreux et bienveillant, fidèle, exempt de toute rancune, obsessionnel, dont les conditions ascétiques de création et la sobriété des œuvres tranchent avec l’obésité repue des temps contemporains consuméristes à outrance. Cette quête de l’essentiel résonne avec « le temps qu’il faut pour que les choses essentielles d’une vie se transforment en écriture ». Entre « l’homme qui marche », vraisemblablement vers la mort, « doté d’un corps noueux, malingre et comme rongé par l’acide du monde », convoquant les charniers et les camps d’extermination, ou « le chien enterré » de Goya, le street art qui transfigure les faubourgs populaires de Valencia et transforme la ville en musée vivant talentueux, ou l’anecdote de la renarde adorée perdue au retour des camps, les saines colères de l’auteure et le ton mélodieux de leur énonciation sont autant de pierres sur le chemin d’une pensée vivante et généreuse. Pour conclure que, « bien qu’infoutu de rien changer aux laideurs du monde », « l’art ne valait rien sans doute, mais rien ne valait l’art. »

Voir le site des éditions Stock, où l’on peut lire un extrait de l’ouvrage.