Manon Auger : Les Journaux intimes et personnels au Québec. Poétique d’un genre incertain

dimanche 20 août 2017, par Arnaud Genon

Les Presses de l’Université de Montréal, 2017

Le journal intime, au Québec comme en France, souffre d’une mauvaise réputation. Premièrement, il serait le lieu où se consigne et se ressasse un « moi » que beaucoup croient encore haïssable. Réduit à son seul contenu biographique, exclu pendant longtemps du champ des études textuelles, on lui a aussi souvent reproché son caractère informe, son absence de codes, de normes. Si Philippe Lejeune a beaucoup œuvré, en France, pour que ces préjugés s’estompent, le genre « diaristique » reste toutefois, pour beaucoup, un genre mineur. La présente étude se donne alors pour objectif d’offrir une réflexion théorique « permettant de définir les grands enjeux poétiques du genre » mais aussi de proposer une « analyse systémique » des œuvres québécoises pour lesquelles le récent intérêt critique reste timide.

Le journal, genre informe ?

Le journal a toujours souffert de son caractère flou, de sa capacité « à résister à toute définition précise » alors même qu’il est aisément identifiable. Bien sûr, des définitions ont été proposées (Philippe Lejeune, Béatrice Didier, Sébastien Hubier…) mais qui demeurent larges et problématiques. Manon Auger souligne ici la nécessité de renouveler la méthode et l’approche du genre en évitant deux écueils qui consistent soit à établir a priori une conception stricte du genre, soit à partir de textes « canoniques » qui deviennent garant d’une norme souvent restrictive. La critique, pour échapper à ces approches, a décidé de se pencher sur « plus ou moins deux siècles de publications canadiennes-françaises et québécoises » et d’y « répertorier tous les textes portant la désignation générique ‘journal’ » dans le texte ou le paratexte (exception faite des journaux fictifs). Ce faisant, elle a distingué trois catégories de journaux – les journaux intimes (textes dans lesquels la personne qui le tient constitue « le fil conducteur », et « la raison d’être » de l’écriture quotidienne), les journaux personnels (qu’elle définit comme des « écrits de circonstances », c’est-à-dire des témoignages, des voyages…) et les journaux « avant-texte / après-texte » (écrits utilisés comme documents ou matériau d’une œuvre à venir) – dont les esthétiques et les sous catégories sont par la suite examinées de manière très précises.

Journal et narrativité

Les théoriciens, à l’instar de Michel Braud, s’accordent pour affirmer que le journal « n’est pas un récit au sens aristotélicien du terme » et qu’il est par essence « antifictionnel ». Manon Auger, de son côté, avance que le journal « génère une dimension narrative et pragmatique qui influence tour à tour la forme et la formation du texte, tout autant que la lecture de celui-ci ». Par ailleurs, se basant sur les travaux de Catherine Rannoux, elle postule que « toute représentation déforme un tant soit peu la réalité » et que de ce fait, le journal n’échappe pas à un « effet de fiction ». Etudiant les écrits d’auteurs méconnus en France (Marcel Lavallé, Joséphine Marchand, Auguste Viatte…), elle propose une « lecture narrativisante » des journaux et souligne qu’ils sont toujours le lieu où se joue « l’invention de soi, mais aussi l’invention d’un texte », l’invention n’étant pas entendue comme un synonyme de « fiction » mais comme « formation de soi », « mise en discours de soi », c’est-à-dire comme processus de médiation complexe à l’œuvre dans l’écriture diaristique.

Littérature ?

La dernière partie de l’étude de Manon Auger interroge le statut littéraire du journal. Souvent relégué à la catégorie des écritures ordinaires, marqué du sceau de l’amateurisme, considéré comme « une forme de communication repliée sur elle-même », le journal a encore pour beaucoup « mauvais genre ». Le soupçon qui pèse sur ces écrits est d’ailleurs partagé par certains des auteurs qui l’investissent. À titre d’exemple, André Major ou Jean-Pierre Guay en font eux-mêmes le lieu d’une marginalité ou d’un refus du littéraire, ce dernier clamant d’ailleurs n’être pas un écrivain. D’autres, à l’inverse, comme le diariste André Carpentier, procèdent à une réécriture de leur journal afin d’en légitimer la publication. Louise Maheux-Forcier, quant à elle, fait apparaître dans le corps de son journal des poèmes en prose, des pensées, des aphorismes, jouant « de la frontière incertaine sur laquelle se situe indubitablement le genre ».

Manon Auger, dans sa belle étude, revient sur un certain nombre de lieux communs qui ont fait la mauvaise réputation du genre diaristique. Par l’intermédiaire d’une approche renouvelée et en s’appuyant sur un corpus peu étudié, celui de la littérature québécoise, elle porte un éclairage nouveau sur ce type d’écrits tout en revisitant les travaux des spécialistes de la question (Lejeune, Braud, Didier…). Cet essai montre, pour ceux qui en doutaient encore, tout l’intérêt qu’il y a à se pencher sur ce genre d’une « richesse extraordinaire sur le plan littéraire ».