Manuel Carcassonne : Le Retournement

vendredi 25 mars 2022, par Bernard Massip

Editions Grasset, 2022

« Souvent Nour et moi nous nous disputions », ainsi commence le livre de Manuel Carcassonne, marquant ainsi que ce sont ces confrontations qui forment la source de la réflexion étourdissante qu’il s’apprête à conduire sur sa propre identité.

Il est en voyage avec cette nouvelle compagne, la mère de leur fils Hadrien, dans les montagnes du sud-est du Liban, à Rechaya, le village près du Mont Hermon dont celle-ci est originaire. C’est au sortir d’une grave dépression en 2013 qu’il a rencontré Nour, « cette pilule d’Orient qui m’a guéri de tous les mauvais songes ». une écrivaine franco-libanaise, née à Paris, mais très attachée à son pays d’origine. Ils ont en partage d’être des minoritaires, chacun dans leur monde d’origine. Ils se confrontent, elle, l’arabe chrétienne melkite, lui, le juif laïc parisien, ce sont d’amoureuses disputes dans lesquelles ils s’enfoncent tous deux, explorant « les ténèbres » des passés de leur lignée, là où « nos mémoires victimaires se font écho ».

Critique littéraire, éditeur, spécialiste de Gombrovitz, Carcassonne est un intellectuel parisien, que l’on pourrait dire de « bonne souche », grandi dans le bourgeois seizième arrondissement, dans un vaste appartement rue Raynouard, à deux pas de Saint-Louis-de Gonzague, pas très loin du lycée Jeanson de Sailly ou il a fait ses études. Il y vit une adolescence confortable, il « fréquente » dans les « bons milieux » non sans se confronter parfois à des « silences éloquents » lorsqu’on le reçoit, jusqu’à cette parole, cette fois très explicite, entendue d’une grand-mère d’une de ses petites amies : « il est encore là, le juif ».

Son père est parfaitement laïc, universaliste, républicain et français avant tout, « un juif héritier d’une laïcité érigée en dogme ». Il fait commerce de diamants, c’est un marchand cossu mais c’est aussi un juriste qui occupera longtemps la fonction de président du tribunal de commerce de Paris. Il décède à 59 ans seulement, et le jeune Manuel voit dans cette mort précoce la première grande cassure de sa vie et la première étape de son « retournement » vers ses plus lointaines origines.

Jeune homme il est adopté par le clan du pétillant Jean d’Ormesson dont il épouse la fille. Il vit quinze dans ce monde protégé, côtoyant aussi bien à Paris que dans la villa de Saint-Florent en Corse les amis et écrivains de passage. Il s’y sent comme une sorte de « dhimmi », ainsi que le sont en terre d’Islam les non musulmans, à la fois protégés et quelque peu infériorisés.

Il s’interroge sur là d’où il vient. « Ou suis-je né ? En France républicaine ? Ou dans ce lieu que je réinvente ? » Il croise dans ses interrogations d’autres figures qui ont réfléchi sur l’identité problématique ou l’identité perdue, que ce soit celle de Levinas ou celle de Finkielkraut. Il s’attarde sur le personnage de Pierre Victor/Benny Levy, autre figure radicale de « retournement », du militantisme maoïste à l’étude talmudique. De façon générale lui-même se sent en manque d’appartenance, il se sent plutôt observateur, « invité », que ce soit dans le grand monde de d’Ormesson ou dans les montagnes du Liban.

C’est du monde judéo-provençal qu’il vient quant à lui. Ses ancêtres Carcassonne, arrivés d’Espagne, s’y sont posés à la fin du 15eme siècle, passeurs entre les cultures juives, arabes et chrétiennes. Ils s’y sont installés dans des juiveries, autres « dhimmis » là-aussi, portant le chapeau jaune, devenant éventuellement de très appréciés « juifs du pape » et formant une sorte d’aristocratie, se considérant parfois comme « peuple élu au carré ». Non sans amusement il cite certaines paroles de Bernard Lazare, né à Nîmes, qui a pu manifester un fort mépris pour les juifs de l’est en des termes que n’auraient pas désavoués un Drumont, parlant de ces « nomades en caftan », de « ce juif cosmopolite qui n’a d’attaches à aucune Nation ». Pourtant même ces lieux qui semblaient préservés ne le sont pas toujours comme le rappelle la profanation du cimetière de Carpentras, « le débonnaire bavardage hébraïco-contadin est bien loin désormais ».

Dans ce Liban « zoo historique de tous les perdants du Moyen-Orient » il ressent profondément la présence de la mort, telle qu’elle s’était manifestée déjà dans les massacres des camps palestiniens de Sabra et Chatila en 1982 par les milices chrétiennes de Gemayel avec la bénédiction de l’armée israélienne, comme elle s’est poursuivie plus tard dans la guerre civile (« la guerre du Liban n’est pas mon sujet mais elle m’a obsédée »), comme elle s’invite encore dans la violence de l’explosion du port de Beyrouth en 2020. Le Liban c’est « la répétition du chaos oriental ». « Ainsi coulait dans mon sang le passé juif rendu présent ». Malgré sa « difficulté d’appartenir », malgré son « moi divisé », il sent qu’il doit fidélité à ce passé : « C’est le Liban qui m’a réveillé juif ».

Mais ce Liban est aussi cette terre de mélanges qui fut si accueillante. Il écrit de belles pages sur la nostalgie du vieux Liban, il se penche avec tristesse sur les traces de la présence juive désormais disparue de Beyrouth. « J’aimais l’idée du Liban ». Il recherche « cette couture de l’Orient dans ma peau d’Occidental ». Il se demande quel « tissage mémoriel » se prépare au travers de ce fils qu’il a avec Nour. « Je voulais être Swann », écrit-il, « et je vais terminer en Abou Hadri », le père d’Hadrien. Il s’interroge : « Et si Rachaya assassinait en moi tous les autres Moi ? »

Il n’en est rien. Il reste « ce superman du vestiaire identitaire » qui parvient à faire cohabiter en lui la bigarrure de ses identités, la confrontation avec Nour l’aidant à mettre au jour la façon dont celles-ci se tressent entre elles. Le livre, dans sa forme même, rend brillamment compte de cette bigarrure dans un récit, non dénué d’une plaisante dose d’ironie, passant avec fluidité d’un espace géographique à un autre, d’un monde social à un autre, d’une époque à une autre, les entremêlant plutôt, dans une déambulation mémorielle et existentielle qui irait comme « à sauts et à gambades ».