Marie Bashkirtseff : Journal

jeudi 23 décembre 2021, par Jacques Lucchesi

éditions Mercure de France, 2021 (Le Petit Mercure)

Pour tous ceux qui s’intéressent au journal comme genre littéraire en soi, Marie Bashkirtseff est une sorte d’étoile de Vénus. Confier ses sentiments et ses ambitions au papier dès l’âge de douze ans révèle une précocité qui ne devait avoir d’égale que la brièveté de son existence, puisqu’elle s’éteignit, minée par la tuberculose, le 31 octobre 1884, à douze jours seulement de son 26ème anniversaire. C’est d’autant plus remarquable que l’écriture n’était pas, au départ, l’expression privilégiée de cette fille d’aristocrates russes qui vécût principalement en France, à Nice et à Paris où elle mourra. Elle misait bien davantage sur la peinture et le chant pour lui apporter une célébrité qu’elle ne cessa d’appeler de ses vœux. Elle témoigne, dans ses tableaux, d’une technique déjà sûre, avec un goût pour le portrait et les paysages d’ambiance. Une œuvre comme Le meeting, qui montre une réunion d’enfants dans la rue, a quasiment la grâce d’un Renoir. Mais il est certain que le temps lui a cruellement manqué pour porter son art jusqu’à l’excellence. Quant au chant, une surdité partielle diagnostiquée à vingt-deux ans lui en barra à jamais l’accès.

Ce sont finalement ses cinq cahiers de journal qui vont recueillir ses élans les plus sincères et constituer ainsi son passeport pour la postérité. Elle s’y montre passionnée en diable, narcissique et ambitieuse, tourmentée par l’angoisse de ne rien laisser de son passage terrestre. « Rien avant moi ; rien après moi ; rien en dehors de moi ! » : telle était sa devise. Pour se consacrer entièrement à la pratique des arts, elle repoussera les propositions de mariage, tout en s’amourachant du journaliste Paul de Cassagnac, tout en vivant une amitié amoureuse avec le peintre Jules-Bastien Lepage, de dix ans son aîné et qui mourra à peine un mois après elle.

De ce journal maintes fois réédité, les éditions Mercure de France ont tiré un petit volume de 125 pages qui rassemble sans doute les notations les plus expressives de la jeune diariste. Présenté par Verena Von Der Heyden-Rynsch, il nous restitue la personnalité de Marie Bashkirtseff en son temps, avec ses impressions de voyage, ses prières, ses doutes et ses répulsions. On découvre ainsi des analyses claires et pertinentes sur l’art moderne par opposition à l’art des Primitifs italiens (page 46), mais aussi des jugements acérés sur les mœurs et la vie politique française d’alors. Pour preuve cet extrait, page 74, en date du 30 octobre 1879 : « La France est un pays charmant et amusant : les émeutes, les révolutions, les modes, l’esprit, la grâce, l’élégance ; tout ce qui donne enfin à la vie du charme, de l’imprévu. Mais n’y cherchez ni gouvernement sérieux ni homme vertueux (au sens antique du mot), ni mariage d’amour… ni même véritable art. » Et, un peu plus loin : « La France, pour les jeunes filles, est un pays infâme, et le mot n’est pas trop gros. On ne peut mettre plus de froid cynisme dans l’accouplement de deux êtres, qu’on en met ici en mariant un homme et une femme. »

C’est tout cela qui fait le charme de ce petit livre, miroir bien sûr d’une personnalité exceptionnelle mais aussi, et au-delà de tous les clivages de genres, de la condition humaine et du désir d’immortalité qui l’assaille depuis toujours.