Marie Cecile Navet-Grémillet : l’Alexandrie de Pénélope Delta

Face cachée d’un écrivain grec

mardi 19 mai 2020, par Élizabeth Legros Chapuis

Editions Centre d’études alexandrines du CNRS, 2019, 506 p.

Avec ce nouvel ouvrage, Marie-Cécile Navet-Grémillet, docteur en histoire et civilisation de la Grèce moderne, revient sur un écrivain qui lui est cher, Pénélope Delta (1874-1941), connue en Grèce surtout pour ses romans pour enfants. Elle a édité en 2013 sous le titre Alexandrie, capitale de la douleur les Mémoires, écrits en français, de cette jeune fille grecque de la grande bourgeoisie vivant dans cette ville aux toutes dernières années du 19e siècle (livre qui a donné lieu à une chronique dans La Faute à Rousseau n° 67). Elle a également traduit son roman ‘Ο Μάγκας (Voyou) [L’Harmattan, 2002, bilingue] et a consacré sa thèse aux relations de l’auteur avec sa ville natale, Alexandrie.

Une diaspora grecque a existé pendant des siècles et jusqu’à une date récente en Égypte. Cette communauté, vivant au Caire et surtout à Alexandrie, s’est maintenue dans le pays jusqu’à l’arrivée au pouvoir de Nasser ; elle a progressivement quitté le pays entre 1956 et 1962. C’est après le boom du coton égyptien, lors de la guerre de Sécession aux États-Unis, que les immigrants grecs ont afflué dans cette ville. Et c’est dans ce secteur que le père de Pénélope Delta, le négociant Emmanuel Benákis, avait fait fortune. Président de la communauté grecque d’Alexandrie, il devait plus tard (1910) être ministre dans le gouvernement Venizélos.

Le gros volume riche de nombreuses illustrations, notamment des photos de famille et des cartes postales d’époque, s’ouvre sur un poème bien connu de Cavafy, La Ville – c’est ainsi qu’Alexandrie est souvent désignée. Il contient aussi d’autres textes du poète, contemporain de Pénélope Delta. L’ouvrage très détaillé comprend trois parties : Pénélope Delta l’Alexandrine, Le miroir d’une société, Un écrivain alexandrin. Enfin il comporte un arbre généalogique, un index des noms et un index des lieux, une chronologie et une bibliographie.

Cet ensemble permet au lecteur de se faire une idée précise du contexte historique, géographique, social dans lequel a vécu et écrit Pénélope Delta. L’Alexandrie moderne « est un microcosme qui a subsisté presque un siècle et qui a exercé une réelle fascination sur l’imaginaire des Occidentaux », écrit M.-C. Navet-Grémillet. L’auteur compare la vision d’Alexandrie par l’écrivain grec à celle des voyageurs, habitants et gens de lettres familiers de la ville : Cavafy, Durrell, Forster, Ungaretti, Tsirkas… Elle analyse les relations complexes que Pénélope Delta entretenait avec sa ville natale, très peu présente dans son œuvre de fiction.

Pénélope Delta se voulait grecque avant tout, mais c’est à Alexandrie qu’elle a vécu « les années et les événements les plus marquants de son existence ». Et la ville revient fréquemment dans ses textes autobiographiques. Ceux-ci « retracent une enfance dorée, mais malheureuse faute d’affection, des amours contrariées qui auraient pu tourner au scandale, puis une résignation définitive qui tente de trouver un exutoire à ses passions dans l’amour fervent, quelquefois proche du fanatisme, d’une patrie qui finira par la décevoir également ». C’est en grande partie à cause du milieu où elle vivait, du poids de la communauté grecque dans son entourage, qu’elle avait été contrainte de renoncer au grand amour de sa vie, Ion Dragoumis. Relisant bien plus tard, en 1940, une lettre qu’elle lui avait adressée, elle note : « Et je me mis à détester Alexandrie, la grande maison avec son beau jardin et ma vie toute entière. » L’année suivante, Pénélope Delta se suicide en absorbant du poison, le jour même où les Nazis entrent dans Athènes.