Martine Mathieu-Job : A l’école en Algérie, des années 1930 à l’indépendance

jeudi 26 avril 2018, par Françoise Lott

À l’école en Algérie, des années 1930 à l’Indépendance, récits inédits réunis par Martine Mathieu-Job, 361 p. Éditions Bleu autour, 2018.

Voici un recueil de souvenirs qui s’inscrit dans la lignée des récits d’enfance que proposent, depuis plusieurs années, les éditions Bleu autour, et jusqu’ici réunis par Leïla Sebbar. C’est Martine Mathieu-Job qui, cette fois, dirige ce recueil. Cinquante-deux écrivains - musulmans, juifs, chrétiens, laïcs - nous disent ici, en autant de récits denses, ciselés, ce que fut pour eux aller à l’école en Algérie.

Les narrateurs peuvent être fille et petite-fille de colons (Maîa Alonso), être né dans la pauvreté, dans les quartiers indigènes (Yahia Belaskri), être né d’un père lorrain et d’une mère djidjellienne (Jacqueline Brenot), ou d’un père arabe et d’une mère née dans le sud-ouest de la France (Leïla Sebbar)… il y a une grande variété dans leurs origines. Mais la figure centrale du recueil, c’est l’instituteur ou l’institutrice, avant peut-être celle de l’école. Arezki Metref se souvient du jour de la rentrée, en 1959. Avec ses camarades, il attend le maître qui va leur être attribué. Merveille : « C’est Fanfan La Tulipe ! », un beau jeune homme taillé comme un héros. De son institutrice, Benjamin Stora dit : « Nous en étions tous amoureux ». À travers ces affections enfantines, c’est l’école que tous célèbrent, et ses maîtres, donnant à ce mot un sens profond. Le maître fait naître « affection et crainte », il est un modèle ; il était « ferme mais juste », dit Jean-Luc Allouche, qui ajoute : « Nos maîtres étaient des saints ». Ils avaient la passion du savoir et de sa transmission. Mohamed Benhamadouche se souvient « d’un regard qui inspirait une profonde confiance ». Simone Molina, dont le père était instituteur, dit de lui qu’il croyait à « la suppression des inégalités par l’instruction, au dialogue avec les enfants quelles que soient leur origine sociale, religieuse, ou leur sexe ». C’étaient bien des Hussards Noirs de la République, qui transmettaient les valeurs des Lumières. Et les familles avaient confiance en eux pour aider leurs enfants à construire leur avenir. Georges Morin a dix-huit ans quand il prend son premier poste. Un vieil homme « m’amène son dernier petit-fils, âgé de six ans et me dit en arabe : « Je te le confie. Fais en un homme, Ya Cheikh ! »

Le regard des adultes s’interroge sur le principe d’égalité qui était censé s’appliquer alors. L’école réunissait « les différentes populations de l’Algérie sans ségrégation », dit Alain Amato. Djilali Bencheikh se disait, pensant à ses instituteurs : « Ils sont d’une justesse et d’une équité qui m’étonnent chez des Européens ». On peut citer cependant de cuisantes exceptions. A la petite fille - Alice Cherki - qui demande : « C’est quoi, Madame, être juive ? », la maîtresse répond : « Être comme toi, avec une grande bouche, des grands yeux et de grandes oreilles ». « Slimane n’est pas autorisé à passer dans la classe supérieure », décide un directeur à propos d’un excellent élève. « Je crois bien que le directeur n’aimait pas beaucoup les Arabes. Surtout ceux qui risquent de réussir ! » commente José Lenzini. Mais on peut affirmer que, dans l’ensemble, seul le mérite autorisait des distinctions.

Il y avait une autre forme d’injustice : celle qui faisait que 10/100 seulement des enfants algériens soient scolarisés, et les maîtres n’y pouvaient pas grand-chose. La population musulmane était en majorité rurale. Mohamed Benhamadouche se souvient qu’à l’école « on y allait pieds nus, sur des pistes rocailleuses, qu’il vente, qu’il pleuve, qu’il neige ou qu’il fasse une chaleur torride ». L’un note qu’il y a quinze Arabes dans sa classe de quarante élèves, l’autre trois Algériens seulement. Patrick Chemla dit fermement : « La situation coloniale se voyait de façon criante dans mon école. Seuls quelques enfants « arabes » - le terme d’algérien était inusité - y allaient, sans que l’enfant que j’étais n’en comprenne la raison ». Reste que le grand lien qui unissait la classe, c’était l’appétit d’apprendre, le goût de la langue française, le respect du maître, le partage des jeux-osselets, abricots… Pour beaucoup aussi, la bibliothèque était une caverne d’Ali Baba qui recélait des trésors comme Michel Strogoff.

Vercingétorix, les Gaulois, La Fontaine, étaient le bien commun de tous ces enfants. Et, regrette Christine Ray, « je suis analphabète de la culture arabe et musulmane » . Dany Toubiana regrette aussi que la réalité des pays algériens n’ait pas été enseignée. Certains se souviennent, avec plus ou moins de plaisir, de leur contact avec l’école talmudique ou l’école coranique, où l’exercice de la mémoire était essentiel, et ils préféraient l’école laïque, où l’on faisait appel à la réflexion. À la fin du recueil, une quinzaine de pages nous offrent des « exemples d’ouvrages conçus pour « un enseignement adapté au contexte algérien ». Il s’agit bien toujours d’enseigner la langue française, mais les petits personnages s’appellent Mustapha ou Fatima, il y a un gourbi, un olivier, on décrit une fantasia, les illustrations sont puisées dans « la vie quotidienne d’Afrique du Nord ». Dans L’Algérie, histoire et géographie, on voit en vis-à-vis une page sur les Gaulois et une page sur les Berbères et les Phéniciens, ou « Les Rois fainéants » d’un côté et « Mahomet » de l’autre. Max Marchand a contribué à une conception de l’enseignement très écoutée mais, avec cinq autres enseignants, il a été assassiné en 1962.

Car l’enfance, pour beaucoup de ces écrivains, a eu la guerre comme toile de fond, celle de 39-45, et surtout celle de l’Indépendance. Un attentat de l’OAS fait trembler Aziz Chouaki. Waciny Lardj, sur la route de l’école, de bon matin, voit se dessiner dans le brouillard « trois corps alignés sous un cyprès » et ne peut s’empêcher de penser à la disparition inexpliquée de son père. Mehdi Cherif est touché par « le regard pathétique » de l’instituteur-soldat qui les enseigne. Une explosion blesse grièvement Danielle Michel-Chich et tue sa grand-mère. Cependant l’assiduité à l’école est continue. « La guerre, dit Daniel Mesguich, nous l’avions de tout temps connue. Eux, nos maîtres, eux seuls, la tenaient en respect ».

Malgré l’évocation de ces épreuves, c’est la douceur, la lumière, l’enthousiasme même de ces brefs récits qui enveloppent le lecteur. Le pays de l’enfance est celui de l’apprentissage d’une langue aimée, pour beaucoup celui où est née leur vocation d’écrivain. Ce n’est pas un paradis perdu, c’est toujours là-bas, dans l’école proche de leur maison, qu’ils se sont construits, et leur mémoire les y conduit avec bonheur.