Martine Storti : L’arrivée de mon père en France

lundi 29 juin 2009, par Véronique Montémont

Michel de Maule, 2008

Le titre semble préluder à un récit généalogique, une chronique de souvenirs familiaux. C’est pourquoi l’on est plutôt surpris que le livre choisisse comme point de départ un 11 novembre 2002 à Sangatte, des images d’hommes mal rasés et épuisés. Et en contrepoint, le rappel du discours d’un alors ministre de l’Intérieur, qui pour les qualifier a choisi l’élégant terme de « hordes ».

Tout le livre de Martine Storti est une réponse à ce substantif, en ce qu’il a d’inacceptable. L’auteur ne sait rien de l’arrivée de son père en France, sinon qu’il a lui aussi été un migrant, qu’il a passé une frontière et demandé des papiers. Et ce savoir ténu est le fil d’un texte étonnant, atypique, déterminé et lucide, dont l’auteur interroge sans prendre de gants notre attitude de citoyen, d’habitant d’un pays riche et de Français, face à ceux qui échouent, au prix d’un péril mortel, sur les plages d’Europe.

Mais ce questionnement ne se fait pas sur le ton de la culpabilisation, et se passe de bonne conscience compassionnelle. Il va bien au-delà. Martine Storti ne juge pas. Elle ne s’exonère pas non plus. Elle dénude simplement l’énormité d’une idéologie qui bat son plein, le ministère de l’immigration et de l’identité nationale,« la France tu l’aimes ou tu la quittes », les tests ADN et les tests linguistiques.

Le livre, écrit d’un seul trait, semble à première vue obéir à une logique de patchwork. Puis l’on comprend qu’il est orchestré, comme un choral, autour du cousinage des images : Matteo Storti qui traverse la frontière par un jour de 1936, les émigrants d’Afrique et du Moyen-Orient qui traversent toutes les frontières, mers, désert, détresse, faim, houle, pour atteindre une Europe qui entre-temps s’est raidie de toute la force de ses lois et de ses centres de rétention.

A l’intérieur de cette histoire d’exil s’en cache une autre : celle d’un émigré italien arrivé sans rien, devenu (et resté) l’ouvrier de son beau-frère, demeuré au bas de l’échelle sociale, dans une usine qui lui a rempli les poumons d’amiante onze heures par jour. Et puis encore une autre : celle de sa fille, qui de cela a hérité une conscience aiguë de ce qu’est une classe sociale, la mémoire de là où le bât blesse et d’où il ne blesse pas. De tout ce dont on prend conscience le jour où l’on se fait dire : « Ton père est un con ».

L’écriture se nourrit de cette tension : contenue, terriblement précise, elle cache sous sa rigueur méthodique une capacité de prendre à partie, à prendre parti, aussi. On est happé dès la première page par ce style dérangeant, capable d’épouser les méandres du discours indirect avant d’en déshabiller les pièges : une véritable pédagogie des discours politiques, des textes de loi, ceux de 1933 comme de 2007. Mais une voix capable aussi d’appeler sans ambages un chat un chat, de dire « sac de bouffe », « putain d’usine », « merde qui déborde dans les toilettes ».

Le livre de Martine Storti est un texte profond et courageux, parce qu’il pose des questions essentielles, pour lesquelles les réponses toutes prêtes n’existent pas, mais dont nous sommes tous individuellement responsables. Elle les pose avec tant de force, au reste, que notre regard anesthésié (trop d’images, trop de paroles, trop d’euphémismes, aussi) pourrait avoir du mal à retrouver le sommeil.