Maryam Madjidi : Marx et la poupée

jeudi 13 avril 2017, par Bernard Massip

Le Nouvel Attila, 2017

Maryam Madjidi est une jeune femme iranienne, née en 1980 à Téhéran dans un milieu intellectuel et aisé d’opposants, tant au chah qu’à la révolution islamique, qui immigre en France en1986 où elle rejoint son père, réfugié politique à Paris.

Son livre Marx et la poupée est un patchwork de scénettes, issues de ses souvenirs, balayant sans ordre chronologique divers moments de son existence, écrites au présent, tantôt en je, tantôt en tu, tantôt en elle, adoptant des tons variés allant du flash mémoriel factuel à l’évocation rêveuse et poétique, voire au conte ou à la fable.
Mais cette diversité d’approches et de tons est parfaitement maîtrisée et suit une ligne bien construite produisant au final un texte riche et subtil qui rend bien compte des ressentis souvent contradictoires d’une enfant, d’une adolescente, d’une jeune femme entre deux langues, entre deux cultures, d’une immigrée trois fois née.

La première naissance est iranienne. Elle ne se limite pas aux premières années passées dans le pays mais irradie de son ombre portée l’ensemble du parcours de la jeune femme. Ce sont les souvenirs très contradictoires de la première enfance, entre l’espace protégé et chaleureux de la grand-mère et l’anxiété générée par les répressions, par l’oncle emprisonné et torturé, par la vie clandestine des parents militants, par leur raideur de communistes aux principes incompréhensibles pour la petite fille, l’obligeant par exemple à donner tous ses jouets à des enfants pauvres. C’est aussi, une fois en France, la figure douloureuse des parents qui peinent à s’adapter, le père en particulier qui perd ses repères militants et traîne la culpabilité d’avoir déserté. C’est, pour elle, tout ce qu’elle peut exhiber de sa culture exotique, jouant du romanesque de l’exilée persane. Pour faire tomber dans ses bras un homme qui lui plait, rien de plus efficace que de déclamer en persan quelques strophes d’Omar Khayam. « Je me vautre dans mon petit monde exotique ». Mais cela ne suffit pas. Le « show pathos-paillettes » n’est qu’un masque, derrière lequel pointe la douleur refoulée.

La seconde naissance est française. Elle est faite d’abord de traumatismes. Souvenirs cuisants des premiers temps, les cauchemars et les dessins sombres, la petite fille oubliée dans la cour d’école et qui veut s’enfuir, la petite fille dans sa bulle qui ne parvient pas à aller jouer avec d’autres, la petite fille qui ne mange pas les horreurs qu’on lui sert à la cantine. Elle reste muette à la grande inquiétude de ses parents. En fait elle observe, elle retient, elle couve lentement la langue nouvelle avant que celle-ci n’éclose d’un seul coup. C’est l’autre langue alors qui est malmenée, le persan peu à peu se tait en elle. Elle en vient même à la refuser au prix de conflits violents avec ses parents. Des regards contradictoires sont portés sur elle, jugée tantôt trop française et tantôt trop exotique, trop iranienne. A ceux qui lui parlent de sa chance de bénéficier d’une double culture elle réplique que la double culture c’est, d’abord, une blessure. « Le mot qui englobe et règne sur tous les autres : exilée ».

La troisième naissance est celle de la difficile réconciliation. A vingt-deux ans, seize ans après son arrivée en France, la voici qui, humblement, pour les besoins d’un mémoire de littérature comparée, se met à prendre des cours de persan qu’elle parle certes, mais lit et écrit peu et mal. L’année suivante elle revient pour la première fois à Téhéran, y retrouve sa chère grand-mère qui a souvent visité ses songes de petite exilée parisienne, elle tombe amoureuse d’un homme blessé, cabossé par la vie, les stigmates qu’il porte en lui sont ceux de l’histoire iranienne récente. Elle se sent chez elle au point de vouloir rester et ne pas rentrer en France. Il faut toute l’insistance de sa grand-mère - « Ton éducation a fait de toi une femme libre. Tu ne peux plus vivre ici. » - et pas mal d’échanges mélodramatiques, avec chantage au suicide à la clé, pour qu’elle finisse par accepter.

La crise est salutaire et marque bien une troisième naissance, à partir de laquelle sans que les contradictions soient pour autant effacées, il lui est plus facile de les assumer. Elle est bien d’ici et de là-bas, de France et d’Iran. Elle vit aussi plusieurs années en Chine et en Turquie : « ce n’est que maintenant après plus de cinq ans de vie à l’étranger que j’ai envie de prendre cet avion qui me ramènera à Paris ». Et ce sont les mots, en farsi comme en français qui restent les meilleurs viatiques : ainsi le poème de Hafez qu’un chauffeur de taxi lui a récité un jour à Téhéran ou ceux qu’elle-même déroule : « je suis une guirlande de mots accrochés à un arbre qu’un enfant montre du doigt ».