Max Dutillieux : Le camp des armes secrètes, Dora-Mittelbau

jeudi 8 avril 2021, par Claire Cassagne

Éditions Ouest-France, Collection Seconde Guerre mondiale, Mémorial Caen, 1993

Max Dutillieux était mon oncle. Dans la famille, on savait très bien que Tonton Max était « allé en camp de concentration », après avoir essayé de passer la frontière espagnole pour rejoindre De Gaulle. Cela nous semblait héroïque, et comme lui-même n’en parlait à peu près jamais, cela ne pesait pas sur l’image que nous avions de lui. Au contraire, il était l’homme le plus gai et le plus drôle que nous connaissions et les rares anecdotes qu’il a pu en raconter étaient toujours sur le mode humoristique. Il a fallu attendre 1993, et ce livre, pour que nous ayons une idée de ce qu’il avait vécu. Il avait 70 ans.

Fidèle à lui-même, il évite dans ce récit tout pathos, et même si ce qu’il raconte est effroyable, c’est sous un angle humain, portrait de gens qui n’abdiquent pas complètement, face à d’autres qui ont perdu toute humanité. L’histoire d’un jeune homme qui va vivre entouré de la mort : des morts devenues banales, indifférentes, la déshumanisation et le sadisme, une absence totale d’avenir, pendant presque deux ans.

Le livre commence par le récit de son enfance : « le petit Français » (il est né à Saint Quentin en 1923 mais vivra ensuite à La Louvière, en Belgique) est l’enfant d’une famille belge ouvrière. Enfant intelligent, il est accompagné par des institutions qui lui donnent une solide culture classique, mais un peu poussiéreuse. L’arrivée des Allemands fait basculer cette vie : il part à vélo, à 17 ans, pour Saint Quentin où il a de la famille... et trouve les maisons désertes : tout le monde a fui. Alors commence un exode aux multiples rencontres, multiples haltes dans des familles, des lycées. A l’été 41, la JEC cherche des jeunes pour le « service civique rural ». Après une petite formation, le voici dans une ferme du Gers : rencontre avec un autre monde. Une amitié se noue qui ne se perdra jamais, génération après génération. Il raconte ensuite son accueil au sein de « l’école des cadres de Gascogne », où les idées gaullistes se diffusent avec passion, et qui sera dissoute par Laval. Peu à peu le projet de « passer en Espagne » prend forme. Le passage de la frontière aboutira à son arrestation.

Menu fretin pour les autorités, il passe un mois à Compiègne (il insiste sur le relatif optimisme de ces jeunes gens qui n’ont aucune représentation des camps de concentration), avant d’être embarqué dans « le train d’entre deux mondes » et d’arriver à Buchenwald, puis à Dora.

Le récit sur le camp, sans rien gommer de l’horreur, garde ce ton extrêmement vivant. Les éléments de la vie quotidienne y sont racontés, il décrit les différents groupes, nationalités qui partagent ce monde dantesque, les petits évènements cocasses ou tragiques qui émaillent sa vie, ce qui permet de survivre, l’entraide aussi. Dora est un camp de travail, ce n’est pas un camp d’extermination. Que la grande majorité des détenus meurent d’épuisement ou de maladie n’est pas un problème, mais ce n’est pas le but. Le but est de produire les « armes secrètes » terrifiantes qui permettront la victoire définitive du Reich. Donner la mort est un jeu pour certains SS, une punition pour le moindre manquement, elle guette en tout cas à chaque instant. Le travail se fait dans un immense tunnel, et les détenus restent ainsi plusieurs mois sans voir la lumière du dehors... l’avantage c’est qu’il y fait moins froid qu’ailleurs. Puis il est transféré à Rossla. Les conditions de vie deviennent moins dures.

La marche forcée devant l’avancée des Américains, la libération, et tout ce qui peu à peu lui permet de retrouver les siens, reprendre des études, redevenir un jeune homme heureux, puis un mari et un père dans la France de l’après-guerre est raconté de façon toujours aussi précise, de plus en plus lumineuse.

Ce qui rend ce livre si profond c’est que mon oncle, en plus du témoignage, avait le projet de souligner ce qui lui avait permis de survivre, et de ne pas désespérer. C’est cela qu’il a voulu transmettre, « sans haine » dit-il, et lucidement, et qu’il a continué à mettre en acte dans sa vie « d’après ».