Michèle Brabo : « Ma route en zigs-zags »

dimanche 22 novembre 2015, par Élizabeth Legros Chapuis

Édité par Art3 Plessis, Nantes, 2015

Incitée par des amis, plus d’une fois, à écrire le récit de sa vie, Michèle Brabo s’y était toujours refusée. Jusqu’au jour où, tombant sur une photographie de la petite fille qu’elle était, à sept ou huit ans, elle change d’avis : « Le désir me prit de devenir sa raconteuse. » Cliché en noir et blanc d’une enfant à l’air grave, vêtue d’une veste à larges revers, les cheveux retenus par un bandeau à la hauteur du front, à la manière des années 1920...

Intitulée « Ma route en zigs-zags », l’histoire que nous raconte Michèle Brabo commence en effet dans ces Années Folles encore très marquées par le souvenir de la guerre de 1914-18. Une histoire qui n’est pas linéaire, mais construite en mosaïque de scènes significatives, évoquées avec beaucoup de vivacité. La famille est assez aisée, les parents semblent un peu lointains (et le père fort sévère) ; dernière d’une fratrie de quatre, Michèle est surtout proche de sa sœur. Elle a du mal à se faire une place alors qu’elle voudrait être « la plus forte, la meilleure, la première ». Elle découvre très tôt la musique (elle fera de longues études de violon), le cirque et le monde des gens du voyage, qui l’attire irrésistiblement : un monde où les enfants ne sont pas punis !

Ces impressions d’enfance, comme celle d’un spectacle de la chanteuse Yvonne George, détermineront sa carrière : elle sera artiste de music-hall, cinéaste et photographe (et on lui doit justement un livre de photos, Le vent du destin : Manouches, Roms et Gitans, éd. du Seuil, 2005). Adolescente, elle a peu de dispositions pour les études, mais travaille longuement le violon, fait du sport, prend des cours d’acrobatie. Elle est subjuguée par Mistinguett et cela la confirme dans sa vocation : « La découverte de la Miss et de la sûreté qu’elle montre de son métier avait agi sur moi comme une drogue. »

Fréquentant les milieux artistes de Montparnasse, elle y rencontre le peintre Albert Brabo, qui a vingt ans de plus qu’elle ; elle l’épouse en 1938. Le bonheur des jeunes mariés sera de courte durée, car la 2e Guerre mondiale éclate et Brabo est mobilisé en 1939. Michèle retourne vivre chez ses parents, tente de présenter un numéro de cabaret. En 1940, à la débâcle, elle retrouve son mari par hasard sur une route des Charentes : « Émus, trop heureux, nous nous mîmes à marcher droit devant nous... » Après un séjour en zone libre, ils rentrent à Paris et c’est là que naît en 1943 sa fille Agnès.

Après la guerre, Michèle Brabo peut enfin monter son spectacle de femme clown, intitulé « La Clocharde », au Drôle de Bar ; elle se produit également au Maxim’s, au Boeuf sur le Toit, au Libertys ; avec Marc Doelnitz, elle inaugure la scène du Crazy Horse. Elle participe aussi à des émissions de télévision et réalise deux films sur des peintres : Soutine (qu’elle avait connu dans sa jeunesse en Provence) et Dunoyer de Segonzac. Dans ce dernier film, une scène est tournée dans le « jardin mythique » de la Treille Muscate, la villa de Colette à Saint-Tropez...

Les années soixante sont marquées d’épreuves : Michèle a traversé victorieusement un cancer, mais Albert Brabo meurt en 1964. Pudique, Michèle ne parle pas de ses sentiments lors de ce décès, mais indique que l’enterrement, avec la ville traversée « à grande allure », lui fait penser à « une fantaisie de René Clair ». Elle se recentre sur la Camargue, où elle monte une galerie d’art qu’elle tiendra pendant une quinzaine d’années, sur ses amitiés dans le monde du spectacle, notamment avec Jacques Tati et Pierre Étaix, et chez les Roms : Arturo et Pastora, Joseph Doerr dit Coucou, Matéo Maximoff, Torino Zigler.

Le livre s’achève un peu abruptement, après une page de réflexion sur le passage du temps, et une lettre posthume qu’elle adresse à sa mère. On ne saura rien des dernières années de Michèle Brabo, disparue en 2013. Mais le charme de ce récit, économe de transitions, abondamment illustré de photos et de dessins de l’auteur, tient beaucoup à son style, à la verve avec laquelle elle rapporte des dialogues, ou les propos de chauffeurs de taxis parisiens, à une belle page lyrique sur le repas des moissonneurs, que Colette, justement, aurait pu écrire : « d’autres se préparent l’estomac à la douce volupté que donne le ventre d’un oignon blanc croqué cru. Ils l’épluchaient avec un soin de cuisinier de palace ». Un récit plein de vie, dévorée elle aussi toute crue.

On peut lire des extraits de ce livre ici