Michèle Perret : Les arbres ne nous oublient pas

vendredi 12 février 2016, par Françoise Lott

éditions Chèvre-feuille étoilée, 2016

Un cœur gravé dans l’écorce d’un arbre sur la couverture ; sur la page précédant chaque chapitre, des photos d’une ferme, d’une belle allée bordée d’arbres, un noble portrait de chibani, et cette dédicace : « À mon père » : Michèle Perret, ici, fait sortir de l’ombre le « petit caillou induré » qui restait au fond de son cœur depuis 60 ans. Elle a rêvé, pendant des années, d’un retour à la ferme Saint Jean, la ferme familiale, à Sfisef, près de Sidi-Bel-Abbès, elle a écrit des livres. Et parmi les nombreux lecteurs qui se sont manifestés, l’un, Kouider, s’est attaché à lui envoyer des photos des lieux qu’elle a aimés, et l’a persuadée de faire le voyage. « Bienvenue chez vous », entendra-t-elle.

On la voit, accompagnée d’amis et de son guide, parcourir lentement les rues d’Oran, comparer les avenues, les boutiques, les restaurants qui maintenant foisonnent, avec ce dont elle se souvient. Les beaux immeubles haussmanniens où logeaient des membres de sa famille sont maintenant souvent restaurés, habités par des notables. Le somptueux hôtel particulier de sa tante existe toujours. Elle découvre une ville en plein essor, où, malgré le nombre de jeunes hommes oisifs, on sent un appétit, une joie de vivre.

Certes, ses amis sont des intellectuels francophones, cultivés, qui l’accueillent chaleureusement dans de belles maisons. Elle sait qu’elle est une fille de « la dynastie des Perret », famille qui a construit, en plus de 130 ans, un immense domaine de 650 hectares, dont 250 irrigables. Elle sait quelle a été l’insolence de certaines fortunes coloniales, elle se souvient qu’on les a traitées de « maudite engeance ». Mais ce qu’elle cherche, c’est « à renouer les liens entre [ses] deux vies, les liens entre deux peuples qui avaient été déchirés par cette histoire violente ». Le souvenir de l’horreur est en eux tous, et on l’évoque à peine, avec « pudeur et discrétion ». C’est l’amour et non la frustration qui pousse la narratrice à ce voyage.

Quelque chose change en gagnant la campagne. La terreur des années 1990 a chassé les petits paysans vers les HLM au bord de la ville, les vignes ont été arrachées, à leur place le blé mûrit. On croise, au bord de la route, la stèle commémorant l’assassinat de 11 jeunes institutrices, dans les années 90. Et puis on approche de la ferme Saint Jean, le noyau de la quête. La ferme a été nationalisée en 1963, au désespoir de son père, puis les terres ont été réparties entre les différents cultivateurs. L’insécurité des années noires les a chassés vers la ville ou conduits à construire de pauvres habitations bien closes appuyées contre les anciens bâtiments. Le système d’irrigation est engorgé, tout ce qui était en fer a disparu, la maison de son enfance est « dans un état innommable de saleté ».

Mais ceux qui habitent les lieux l’accueillent avec une grande bienveillance. Ensemble, ils partagent le souvenir de ceux qui vivaient là il y a 60 ans, y travaillaient ou y jouaient. Elle sent passer, « comme le vent dans les branches bleues des casuarinas » qui ont survécu, « l’âme de la ferme » de son père, un amour pour cette terre qui se transmettra. D’autres, comme cette petite fille qui les suit partout, auront, après elle, ancré en eux, cet attachement charnel à la ferme Saint Jean. Une douloureuse et bénéfique anabase.