Monica Sabolo : Le vie clandestine

mercredi 23 novembre 2022, par Bernard Massip

Gallimard, 2022

C’était un moment où l’écrivaine Monica Sabolo ne se sentait pas très bien. Ayant achevé un livre, ne sachant pas de quoi le suivant serait fait, dans une situation de grande insécurité psychologique sinon existentielle. « Dans l’obscurité marécageuse de mon appartement tout », dit-elle, « parait flou, flottant » …

Elle se cherche un sujet « quelque chose de facile et d’efficace qui aurait des chances de se vendre ». A l’écoute d’une émission de la série Affaires sensibles, racontant l’assassinat en 1986 du PDG de Renault Georges Besse, elle trouve son sujet : elle enquêtera sur cet événement, sur le groupe Action directe et les cellules terroristes qui s’étaient constituées dans ces années-là. C’est un moment historique intéressant, un temps où un monde s’effondre, celui des années post soixante-huitardes, celui où un autre nait. C’est du passé mais largement documenté et proche encore, avec des témoins encore en vie et faciles à rencontrer. Un sujet intéressant mais qui ne l’impliquera pas émotionnellement, affectivement, car si loin d’elle…

Croyait-elle ! Car l’enquête se révèle plus difficile que prévue, pleine de chausse-trappes, suscitant quantités de doutes, d’interrogations, de projections. Le problème « c’est l’enquêtrice elle-même »et les parts clandestines de sa propre vie, de celles de ses parents qui s’invitent dans le récit. Née en 1971, Monica est fille d’une passion vécue à Milan dans les années du mai rampant italien avant que sa mère n’épouse Yves S. qui reconnait l’enfant et que la nouvelle famille n’aille s’installer à Genève. Pour la petite fille une nouvelle identité se substitue à son « identité clandestine ».

Dès lors le récit creuse en parallèle les deux pistes.

L’auteure rend compte de son enquête sur Action directe nourrie de la lecture de multiples documents (articles de presse de l’époque, minutes des procès, témoignages et livres publiés ultérieurement, notamment celui de Jean-Marc Rouillan, un des principaux dirigeant du groupe) mais aussi de rencontres directes avec des personnes qui ont été témoins ou acteurs de ces événements, la libraire et militante anarchiste Hélyette Bess, les anciens d’Action directe, Claude Halfen, Régis Schleicher, le mystérieux La Galère. Et elle finit même par rencontrer Nathalie Ménigon, qui fut l’une des tireuses lors des attentats contre le Général Audran et contre Georges Besse, dans le petit village du Sud-Ouest où elle vit, affaiblie et malade, depuis sa libération en 2008 après vingt ans de prison.

A ce fil narratif s’entrelacent les évocations de sa propre jeunesse et de la figure marquante de son beau-père, un personnage mystérieux qui a quelque chose de modianesque, employé du bureau international du travail à Genève, grand collectionneur d’art précolombien sur lequel il a publié des livres, mais aussi engagé dans toutes sortes d’affaires louches, menant une vie mondaine brillante, vivant dans une grande villa au bord du lac. Jusqu’à ce que de graves revers de fortune fassent surgir les huissiers et que sa mère s’efface entre successives dépressions et départ du foyer. Et surgissent alors d’autres souvenirs plus traumatiques, quand « s’ouvre une pièce dérobée au fond de moi », voici sa chambre d’étudiante où Yves S. vient la visiter et où, à la lueur blafarde de l’aquarium qui irradie dans la pièce, il y a « cette main, la main de mon père, sous ma chemise de nuit, qui bouge lentement, très lentement et remonte entre mes cuisses ».

Cette double quête la conduit à se poser d’innombrable questions. D’où viennent les convictions que l’on a, les décisions que l’on prend ? Elle, qui se sent si souvent dans le flou, dans le doute, se demande comment peuvent se construire des certitudes aussi figées, comment se construisent les destins. Comment s’explique ce mystère du basculement dans le terrorisme ? Et y a-t-il place ensuite pour les remords, pour le regret ?

Et qu’est-ce donc que la mémoire, la sienne comme celle des membres d’Action directe ? Le réel semble fragile. Le temps à la fois passe et ne passe pas. Le passé persiste dans l’air, comme une trace, comme « un fantôme ». « Mes souvenirs sont comme un château de sable ». L’imagination s’empare du souvenir, en fait une fiction. Derrière le visage de Nathalie Ménigon, soudain, surgit celui de sa propre mère.

Il y a la véracité qui aligne les faits objectifs, il y a la vérité qui sous-entend « l’acceptation du mystère, d’un sens qui se dérobe, quelque chose de plus grand que nous que l’on ne peut qu’effleurer ». La véracité se donne telle « une mule, besogneuse et bornée » tandis que la vérité est « un cheval majestueux mais indomptable ».

Dans ce balancement entre la véracité et la vérité qui se dérobe, entre le réel et l’imaginé ou le fantasmé, n’est-ce pas, tout simplement, la littérature qui se niche. Et l’on comprend alors le terme « roman » qui est inscrit sur la couverture de l’ouvrage, un roman peut-être mais qui puise sa matière à des sources, à n’en pas douter, profondément autobiographiques