Monique Thieu : Les années-mère, Histoire d’une famille métisse

jeudi 21 octobre 2010, par Françoise Lott

Édition de l’ Aube, 2010

Autobiographie ? Autofiction ? Roman ? peut-être même parfois, car c’est ainsi qu’on lit ces 220 pages, d’une traite… Ce livre en tout cas annonce sa complexité dès le titre : comment vivre quand à chaque instant on doit se rappeler qu’on est d’ici et d’ailleurs, annamite et française, et surtout comment vivre quand on doit, enfant puis adolescent, lutter avec une mère qui refuse de toutes ses forces le métissage familial.

Or celui-ci est au cœur de toutes les expériences de la narratrice, pour le meilleur et pour le pire. Le meilleur, c’est le plaisir d’apprendre à lire avec son grand-père français, de découvrir les incomparables saveurs de la cuisine de sa grand-mère annamite, de pouvoir admirer un père, militaire, « fier de l’amitié de 15 tribus dont il partage les dialectes et les fêtes coutumières » ; c’est jouer dans des jardins mystérieux, au milieu des fruits et des fleurs. C’est écouter les Contes de Perrault en français et les revoir à travers les illustrations vietnamiennes : « Cette collision entre le Grand Siècle et l’imagerie mandarine métaphorise ma double culture » dit la narratrice.

Elle a dans le sang la richesse du pays perdu. Pourtant, elle aurait pu s’y sentir en porte-à-faux : sa mère, née d’un père français et d’une mère annamite, ne supporte pas cette double origine ; elle se veut française, absolument, malgré son grand « charme exotique ». Elle n’a que mépris pour les « boys » qu’il faut « mater », pour les indigènes, qu’il ne faut pas fréquenter, pour une nourriture qu’il faut bannir de sa table, pour une langue qu’il faut ignorer. Enfin, et surtout, elle porte sur sa fille un regard écrasant : l’enfant a, dit-elle, les yeux bridés ! D’autres remarques cinglantes pleuvent à tout propos, des coups aussi : les ongles de sa mère, toujours laqués de rouge, sont « pointés comme des ergots contre le monde extérieur, dont je faisais forcément partie ».

La nécessité de lutter contre l’hostilité maternelle a peut-être aguerri la narratrice : enfant, elle traverse avec une sorte d’allégresse les dangers qu’elle comprend : il y a le tigre qui, la nuit, vient frôler le mur si mince de la maison dans la brousse, maison qu’il faut quitter plus tard sous le regard sans compassion des indigènes et la brutalité des Japonais. Emprisonnée à Saïgon, elle observe l’aviation ennemie et voit « les bombes qui sautent comme des petits pois hors de leur cosse ». Là-bas, on la traitait de « sang-mêlé », en France, après le retour « sans bagages » de la famille, parmi l’hostilité des proches de la métropole, on la traite de « sale chinetoque ». Mais une sorte de puissante sensualité la maintient toujours en contact avec le monde.

De tout cela, elle fera son miel, miel amer peut-être parfois. Joie de pouvoir recréer les saveurs de la cuisine natale, satisfaction de comprendre que le désarroi de sa mère, qui ne veut pas vieillir, veut continuellement séduire, à en devenir folle, est peut-être la forme égoïste d’un « passion de vivre » que la jeune femme a également « chevillée au corps ». Elle s’empare peu à peu de sa liberté, de son droit à vivre et plonge dans les études comme dans une source salvatrice. Le livre se termine sur une photo de la mère, jeune, souriante, douce… et sur le récit d’une veillée funèbre hallucinante : « Je hume ton parfum de femme et ton odeur d’enfer […] C’est le plus beau visage du monde, fardé de mon amour avorté. »