Nastassja Martin : Croire aux fauves

dimanche 22 mars 2020, par Alice Bséréni

Gallimard, Verticales, 2020

« Ce jour-là, le 25 août 2015, l’événement n’est pas : un ours attaque une anthropologue française quelque part dans les montagnes du Kamtchatka. L’événement est : un ours et une femme se rencontrent et les frontières entre les mondes implosent. Non seulement les limites physiques entre un humain et une bête, qui en se confrontant ouvrent des failles sur leur corps et dans leur tête. C’est aussi le temps du mythe qui rejoint la réalité ; le jadis qui rejoint l’actuel ; le rêve qui rejoint l’incarné. »

Un livre étrange et fascinant, le récit d’une quête, celle de la rencontre d’une femme avec un ours. Elle est anthropologue, spécialisée dans l’étude des peuplades archaïques vivant dans les villages coupés du monde en Sibérie. Elle arpente la toundra et la région des volcans dans le nord sibérien. Un appel, un retour auquel elle ne résiste pas dès que sa charge professorale dans la région grenobloise lui en laisse le loisir. Ses hôtes, les Évènes, et l’ours sont les derniers habitants autonomes de ces lieux désertés, mémoire aussi d’un temps inaccessible aux humains qui s’efforcent d’en conserver traces, coutumes et valeurs.

Une fois encore, elle est partie seule dans la forêt contre toute prudence, attirée par un étrange fil qui la tire vers son destin. « Surtout ne le regarde pas dans les yeux », a recommandé Daria, la mère qui l’accueille dans la yourte du petit village de Tvaïan où l’on dort sur les peaux et couvertures à même le sol. Ils ont été surpris autant l’une que l’autre. L’inévitable est advenu, sanglant embrassement de l’ours avec sa proie, résistance farouche du piolet dans les flancs de l’animal. La gueule gouffre a broyé la mâchoire, elle aurait pu achever sa proie. L’ours est reparti.

Retour improbable vers les hôpitaux, les lieux de soins, le corps et l’esprit proie cette fois d’une longue période de soins. Complications, opérations pour tenter de retrouver visage humain. Corps trituré, meurtri, ficelé, abreuvé, contrôlé, violenté, une nouvelle guerre froide Est-Ouest à travers médecins interposés, celle enfin des prérogatives et pouvoirs médicaux sur lesquels on n’a aucune prise. Puis la lente remontée vers une normalité striée de cicatrices, de griffes, d’amour, de patience, d’impatience. Le retour enfin vers la forêt et le village où ses amis l’attendent, ceux qui lui ont dit « maintenant tu es miedka » : « marquée par l’ours ». Et quand elle repartira sur les traces de la fatale rencontre, elle se sait Artémis qui ne peut se passer de sa forêt, Perséphone qui descend vers l’obscur pour mieux remonter vers la lumière, désormais déesse des bois.

Une écriture sobre de phrases courtes, légères, épurées, éphémères, longue incantation au service d’une quête essentielle, celle de la rencontre avec l’ours, du fauve en soi, l’autre face de soi-même quand on se met à l’écoute des temps premiers. Le style est celui du silence. Silence profond de la forêt, ses menaces diffuses, son appel impérieux. Le silence intérieur qui prête à la requête. L’imminence sacrificielle et ses métamorphoses. Les respires de l’intime et son humilité. Don de soi et de l’autre à l’étreinte fatale, comme écrite dans la beauté sauvage du monde. Un livre en quatre phases, celles des quatre saisons, un respect des cycles de l’année et celui de la vie. Les êtres comptent autant que les signes du destin, la mère, l’amie, le frère, l’époux ou le rival, les amis de si loin. Cet appel chamanique destiné à ceux qui savent se mettre à son écoute, s’y rendre disponible.

Le récit n’est pas sans rappeler les Variations sauvages d’Hélène Grimaud qui décline les figures d’une longue et lente initiation à l’énigme des loups auxquels elle consacre autant de soins, d’intérêt, de temps qu’elle travaille une partition encore indéchiffrée. Où le talent rejoint les arcanes du destin pour s’y fondre. Une plume éthérée autant que passionnée se met ici au service d’un plaidoyer implacable à l’encontre de ce qui détruit le monde, menace la planète et son humanité. Un message vital en ces temps de casse orchestrée par la folie des hommes et par la déraison.