Neige Sinno : Triste tigre

dimanche 22 octobre 2023, par Bernard Massip

Éditions P.O.L., aout 2023, 286 pages

Neige Sinno a été abusée sexuellement par son beau-père entre son âge de sept ans, de huit ou de neuf ans (elle est incapable de dire quand « cela a commencé ») et son âge de quatorze ans. Aujourd’hui, trente années plus tard, elle qui vit au Mexique, où elle est professeure de littérature, traductrice et romancière, revient sur ce trauma de son enfance.

Bien loin d’être simplement un récit factuel, ce livre dense, riche de considérations parfois complexes mais toujours exprimées dans une langue simple et claire, apparait comme une sorte de tentative d’épuisement de l’inceste pour reprendre l’expression que Perec avait employée pour radiographier la place Saint-Sulpice.

Neige d’abord veut comprendre et pour cela elle tente de se placer dans la tête du bourreau. Le livre s’ouvre sur le portrait du violeur. Qui est-il vraiment ? Accompagnateur de moyenne montagne, c’est un personnage charismatique, sympathique, apprécié de tous dans son village des Alpes du Sud. Dans la vie intime et familiale pourtant il se montre fermé et autoritaire. Il apparait à la fois « comme un titan et comme un minable ». Un tigre mais un bien triste tigre. Et elle, la nymphette, comment était-elle, a-t-elle pu par son comportement induire les événements ? Très attachée à son père, elle refuse d’appeler le nouveau venu Papa, se montre plutôt hostile à son égard, et, de l’aveu du violeur, c’est cette hostilité même qui aurait induit chez lui la volonté de s’attacher la petite fille et d’en faire sa chose.

Elle rappelle aussi le climat libertaire de l’époque où l’on théorisait facilement la participation volontaire et le plaisir supposé de l’enfant. Mais, en vérité, les enfants n’ont pas vraiment le pouvoir de dire non, « la porte a-t-elle été forcée ou poussée doucement ? Chez les enfants il n’y a pas de porte ».

A l’âge de vingt et un ans, sur le conseil d’un ami-amant à qui elle s’est confiée, elle finit par porter plainte. C’est une façon d’avoir « une autre version du gouffre » et de s’échapper un peu de soi, « de cette version subjective qui me hante et m’étouffe » afin de pouvoir se dissocier, se regarder comme une autre. Un procès a lieu qui voit le beau-père qui reconnait les faits, condamné à neuf ans de prison.

Les interrogations profondes, quasi philosophiques, traversent le livre : s’appuyant sur William Blake et son poème Tyger, elle se questionne : le tigre et l’agneau sont-ils faits de la même glaise ? Comment concilier l’ombre et la lumière ? Quelles passerelles entre « le monde normal » et « le monde des ténèbres », celui des « pulsions assassines » ? De même les références littéraires abondent, elle confronte son histoire à celles de nombreux personnages fictionnels ou non, chez Nabokov (Lolita bien sûr), chez Angot, chez Carrère, chez Tony Morrison et chez bien d’autres.

Elle a hésité à écrire ce livre et nous donne les bonnes raisons qu’elle aurait eu de ne pas le faire. Ce n’est pas pour elle une écriture thérapeutique. Le trauma est là et reste là trente ans après. Écrire n’y changera rien. La résilience pour qui a su partir au loin et se créer une vie bonne à l’autre bout du monde n’est que partielle. Elle n’est pas sauvée. Elle reste « damaged for life ». Peut-être alors l’écrit-elle surtout pour les autres, pour contribuer à alerter et prévenir.

Elle ne veut pas écrire un simple témoignage. « Le pur témoignage c’est de la merde », dixit Christine Angot. Et elle fait donc de la littérature avec sa souffrance. Mais est-ce licite ? « Faire de la beauté avec l’horreur, c’est l’horreur, c’est dégoûtant ». Cependant faisant cela elle se donne aussi une meilleure chance que cela porte, « que cela sorte enfin d’ici ». Et elle y parvient, nous faisant découvrir en profondeur toutes les dimensions et toutes les conséquences, une vie durant, d’un inceste vécu dans l’enfance et l’adolescence.

Mais ce ne sont pas des vérités assénées. Tout au long du livre, l’autrice fait état de ses doutes, de ses questionnements, elle renvoie vers le lecteur ses interrogations. Et l’on a ainsi le sentiment d’assister à la construction même de sa pensée et de son texte ce qui lui donne une force encore plus grande.