Nicole Lapierre : Sauve qui peut la vie

mardi 5 avril 2016, par Bernard Massip

Nicole Lapierre, Sauve qui peut la vie, Seuil, 2015

Nicole Lapierre est une sociologue qui, dans ses recherches, a beaucoup utilisé l’entretien biographique. Elle n’avait pas encore consacré de texte à sa propre histoire familiale. C’est chose faite aujourd’hui avec ce revigorant Sauve qui peut la vie.

Le point de départ en est un rappel de suicides dramatiques autour d’elle, celui de sa sœur ainée en 1982, celui de sa mère en 1990, et auparavant, en 1934, celui, peut-être, de la mère de celle-ci. Elle montre, combien son livre, comme toute sa vie, comme les recherches qu’elle a entreprises, les valeurs qu’elle porte et les idées auxquelles elle a abouti sont une réponse à cette malédiction suicidaire dont elle dit : « elle ne me concernera pas, elle s’arrêtera avant moi ».

Sa famille est juive polonaise, arrivée en France au début du 20° siècle : dès 1906 pour les grands-parents maternels qui font rapidement fortune dans le commerce, en 1926 pour son père qui choisit de venir y faire ses études de médecine, poussé par un impérieux « goût de France et de science ». L’adhésion aux valeurs laïques et républicaines est totale comme la volonté d’intégration. Seul le regard des autres, dans le climat délétère de l’avant seconde guerre mondiale, empêche le brillant médecin de se sentir totalement français. Même si lui et son épouse échappent au pire, la famille est évidemment marquée par l’holocauste dans lequel disparaissent nombre de ses membres, particulièrement ceux restés en Pologne.

L’éducation des jeunes filles, réussite professionnelle paternelle et aisance financière aidant, se fait dans le contexte d’une bourgeoise d’intellectuels parisiens de gauche dans lequel « les transmissions culturelle et, encore plus, religieuse sont ténues ». Les fantômes du passé sont peu présents en apparence : il s’agit de se tourner vers l’avenir, la réussite passera par l’école et l’excellence intellectuelle. Nées Lipsztejn, elles deviennent Lapierre en 1960 lorsque leur père obtient son changement de nom.

L’ombre portée de l’holocauste pèse cependant et contribue sans doute aux désespoirs qui mèneront aux suicides. Elle se garde bien d’interpréter : suivant Durkheim et Jean Améry, elle considère qu’on doit laisser au suicidé « la pleine liberté de son acte ». Mais sa manière d’être à elle, « une tendance à parier sur l’embellie, un refus des passions mortifères, une appétence au bonheur envers et contre tout » lui semble une façon de réagir contre les traumatismes, ceux de l’histoire comme ceux des drames intimes.

Beaucoup de ses propres recherches y trouveront leur terreau. Elle enquête sur le devenir, à travers le monde, des juifs ayant quitté dans l’entre-deux-guerres la petite ville de Plock dont était originaire son père (Le Silence de la mémoire). Loin de voir dans ceux qui partent ailleurs avant tout des victimes d’une histoire dramatique, elle montre la force de rebond dont elle témoigne chez ceux qui se jettent dans l’aventure du départ et ne manque pas d’élargir sa réflexion aux immigrés contemporains dont elle salue l’héroïsme, dont elle montre combien ils sont à terme porteurs d’ouverture et d’enrichissement pour la société et pour la pensée (Pensons ailleurs). Se penchant sur les changements de noms, elle montre qu’ils ne sont pas « trahison de l’identité » mais peuvent résulter d’une volonté « de soustraire les siens à l’hérédité du malheur ». Elle est heureuse, quant à elle, de son nom, parce qu’il est « léger » et qu’il « n’assigne à rien ». Ce qui ne l’empêche pas de dédier Changer de nom à une certaine Colombe Lipsztejn, disparue - mais de l’état civil seulement –cinquante ans plus tôt.

L’essentiel pour elle est de refuser « une conception inexorable de l’histoire, les déterminations sociales implacables, les assignations identitaires » et de montrer que « l’héritage n’a rien d’inéluctable, on peut l’assumer, l’inventorier, le réinventer, se construire avec et contre lui ». Plutôt qu’enfermer les individus dans la victimisation et la déploration, « il faut apprendre du souvenir pour rebondir, résister et créer de nouvelles solidarités ». Transmettre cela, c’est pour elle être véritablement fidèle à l’héritage de ses ancêtres qui ont su franchir les frontières dans l’espoir d’un monde meilleur.