Pascal Quignard : Dans ce jardin qu’on aimait

jeudi 4 janvier 2018, par Monique Mérabet

Grasset, 2017

« Le révérend Siméon Pease Cheney est le premier compositeur moderne à avoir noté tous les chants des oiseaux qu’il avait entendus, au cours de son ministère, venir pépier dans le jardin de sa cure, au cours des années 1860 - 1880. » Il s’agit là d’un extrait de l’avertissement dans lequel Pascal Quignard se dit « ensorcelé par cet étrange presbytère »… et cite le pasteur : « Même les choses inanimées ont leur musique. Veuillez prêter l’oreille à l’eau du robinet qui goutte dans le seau à demi plein. »

C’est ce pasteur si sensible à la musique de la nature que l’écrivain Pascal Quignard fait revivre dans un ouvrage « bâtard », roman avec récitant et dialogues : Dans ce jardin qu’on aimait. Mais cette succession de scènes, de plans « très proches des spectacles de nô » dit l’auteur, peut-on l’appeler roman, biographie ? Tragédie en tout cas. Celle du pasteur vieillissant qui se voit refuser, acte après acte, le manuscrit aux chants d’oiseaux et qui se confine dans le deuil d’une épouse qui lui a été arrachée, morte à la naissance de leur fille Rosamund.

Cette enfant, justement, que le père n’a jamais « légitimée » de son amour et la fille délaissée soupire après cette reconnaissance paternelle. Le père, lui, ne voit en elle que l’être qui a causé la perte d’une femme aimée. Ces refus répétés, ce non-amour, font du pasteur un personnage dur, enfermé dans un deuil qu’il ne peut, qu’il ne veut, dépasser et qui débouche sur le rejet des autres humains, de sa fille, particulièrement. Monde clos, reclus sur ces chants qui constituent pour lui la quintessence d’une joie non partagée. Vieillard pathétique qui se dit « heureux » dans son aliénation.

Le personnage de la fille, lui, est bien plus émouvant. Elle est tendue vers la quête de cet amour paternel qu’elle n’obtiendra jamais, elle qui a été privée de l’amour maternel. Tendre vers… une limite mathématique jamais atteinte. Elle vit, survit, dans un monde glacé sans la couleur d’un regard porté sur elle. Elle est musicienne aussi, mais perdra la faculté d’entendre les notes du piano. Ce piano que son père érige en catafalque de son amour perdu, qu’il orne de l’image pieuse d’un portrait de sa femme seule, reliquaire dont l’enfant se trouve exclue, là encore. Seul objet qui peut la relier aux parents, seul signe de sa filiation, l’arrosoir que l’auteur mentionne à chaque changement de décor. Arroser, devient alors un geste pieux, une prière, lui permettant de perpétuer la beauté de ce jardin que son père et sa mère ont tant aimé.

J’ai cependant trouvé affligeante l’atmosphère de ces pages, cette incapacité à établir une communication même ténue - à moins qu’elle ne soit dans le déni - entre un père et son enfant. Bien sombre aussi cet enfermement dans le monde virtuel de ce qui n’est plus. Seul le pardon accordé par Rosamund faisant publier le manuscrit de son père, - alors qu’il n’avait pas réussi à le faire de son vivant… comme s’il était puni, s’auto punissait de ce désamour - éclaire les dernières pages du roman de Pascal Quignard.

Un roman, oui, une œuvre de fiction, une fausse biographie. Et là, me vient un questionnement. L’œuvre est certes mise en littérature de main de maître mais l’écrivain a-t-il le droit de prêter à des personnages ayant réellement vécu des sentiments de fiction pouvant aller à l’encontre de sa vraie nature, en tout cas, déséquilibrer le réel en ne faisant état que de ce qui est négatif : ici, le déni d’une filiation… ce n’est tout de même pas rien. Le révérend Siméon Pease Cheney a-t-il vraiment réagi ainsi ?