Paul Veyne : Et dans l’éternité je ne m’ennuierai pas

jeudi 6 novembre 2014, par Bernard Massip

Albin Michel, 2014

Né en Provence en 1930, issu d’un milieu populaire récemment enrichi – son père s’était fait courtier en vin et avait bien réussi dans la profession – le jeune Paul Veyne se prend de passion pour l’épigraphie latine à la suite de découvertes d’inscriptions sur des pierres romaines. Il accordera toujours une grande place à l’aspect ludique de sa vocation. Toute sa vie il placera au sommet de ses motivations le fait de faire « des choses intéressantes » et c’est à cela qu’il se tient, suivant ses passions, parfois en marge, voire en délicatesse avec les institutions, ce qui contribue à expliquer sa carrière atypique.

Il intègre l’Ecole normale supérieure où il noue de solides amitiés, dont celle de Foucault. Il entre au Parti communiste, plus pour avoir bonne conscience (« ma paix intérieure était à ce prix ») que par conviction profonde. Contrairement à ses condisciples, à aucun moment il n’y croit. Il se sent radicalement non politique, de la même façon qu’il n’a aucune sensibilité religieuse. Seule la poésie qu’il adore lui fait parfois battre le cœur et ressentir ce que peut être une transcendance.

Il fait un séjour à l’Ecole française de Rome (« l’Italie, enfin elle ! ») avant d’être assistant en Sorbonne puis maître de conférences, enfin professeur, à Aix-en-Provence. Il travaille lentement sa thèse sur l’évergétisme (l’obligation pour les notables romains de faire profiter de leur richesse la collectivité publique) mais la fait précéder d’une introduction qui prend l’ampleur d’un ouvrage autonome dans laquelle il raconte l’histoire de sa recherche. Il a été publié sous le titre sage Comment on écrit l’histoire ? Essai d’épistémologie mais son auteur aurait voulu l’intituler Intrigues dans le sublunaire pour marquer par là combien, selon lui, il n’y avait pas de causes dominantes en histoire, combien comptaient aussi les hasards des conjonctions et les comportements des hommes dont les motivations ne se résument pas à l’utilité ou à la rationalité. Cet ouvrage, remarqué par Aron, va conduire celui-ci à promouvoir la candidature de Veyne au Collège de France. Il y est élu en 1975, ce qui lui permet de se consacrer, désormais en toute liberté, « au plaisir de la recherche » et d’aborder, à sa façon souvent iconoclaste, de nouveaux sujets autour des mentalités, des mœurs, de la sexualité. Il ne se rattache à aucun des courants historiographiques successivement dominants. C’est de Foucault qu’il se sent le plus proche, partageant avec lui scepticisme actif et approche radicalement relativiste de la culture.

Mais, imbriqués à cette évocation de sa carrière et de ses recherches, l’ouvrage égrène aussi des souvenirs plus intimes, ceux-ci éclairant celle-là : sa laideur, liée à une déformation osseuse congénitale qui l’a fait se sentir toujours un peu à part, ses rencontres amoureuses (« je n’ai jamais eu de difficulté à faire ma cour malgré un physique repoussant »), sa passion extrême, vingt-cinq années durant, pour l’alpinisme, la poésie toujours, ses rencontres et sa fascination pour René Char, le vécu de certaines expériences proprement extatiques qui lui font mieux percevoir, à lui l’irréligieux, le ressenti des mystiques. Quoiqu’avec pudeur dans l’expression, il ne cache rien des drames qui ont pesé sur la seconde moitié de sa vie. La difficulté, malgré de grands bonheurs, de la relation avec son épouse, personnalité attachante mais perturbée, les complications d’une relation avec une nouvelle compagne sans jamais abandonner l’épouse malade, l’accompagnement de celle-ci au long des douze années d’une fin de vie emmurée dans l’alcoolisme et l’anorexie, enfin les dépressions et le suicide de son propre fils unique. Face à cela, face aussi à la pensée de la mort qui approche, la vie simple dans son village provençal, l’amitié et l’amour, l’écriture, le travail toujours, lui sont de puissantes sources d’apaisement. Et celui auquel il s’est astreint pour écrire ce dernier livre, nous permet, à nous lecteur, de découvrir mieux l’itinéraire, l’attachante personnalité et la pensée de ce grand historien.