Philippe Enquin : Mots croisés. Trois générations de Juifs argentins

mardi 28 janvier 2014, par Véronique Leroux-Hugon

La Cause des Livres, 2013

Comme l’indique le titre c’est une vaste enquête basée sur des correspondances qu’a entreprise Philippe Enquin sur son grand-père, Naum (Frumkin), son père, Benjamin, l’un des six enfants du patriarche et sur lui-même, en utilisant à bon escient toutes ces lettres échangées entre la famille installée en Argentine et ceux qui sont en Europe, à commencer par Benjamin, de 1920 à 1930. Philippe utilisera également les nombreux courriers envoyés par sa femme Gladys à ses parents pour cette enquête très vivante sur les immigrants juifs en Argentine et termine sa recherche par la découverte de son judaïsme dont il dit drôlement que son père « aurait été horrifié de savoir qu’il est devenu juif »…

Ce portrait en trois générations suit classiquement un plan chronologique de l’immigration de Naum, de Russie en Argentine, à l’assimilation celle de son père et à son propre retour au judaïsme, qui va devenir le fil conducteur d’une enquête commencée en 2005 et documentée donc par des correspondances et par les nombreuses photos qui illustrent le livre.

On ne sait rien sur Sophie morte prématurément, épouse de Naum et mère de ses six enfants, élevés dans un souci d’assimilation à la bonne société argentine par un self made man, qui voyage fréquemment en Europe. Benjamin en pension à Buenos-Aires est envoyé à 17 ans à Leysin (Suisse) pour soigner une tuberculose, commence ensuite des études de médecine à Lausanne, puis à Strasbourg, en étudiant et écrivain qui souhaite « devenir quelqu’un ». En 1929 c’est la rencontre avec une strasbourgeoise, Yvonne, période idyllique avec ce « bouton de rose » qui va devenir sa femme, avec laquelle il échange des lettres sur littérature et musique. Ils mourront à quelques mois de distance en 2005. Leur fils évoque ensuite de 1930 à 2001 maturité et vieillesse de son père, qui après quatre années à Paris, retourne en Argentine où il s’installe comme radiologue et reprend la plume à la fin de sa vie.

Philippe Enquin dresse ensuite le portrait de Rosita, la mondaine, ou de l’Oncle José devenu brillant homme d’affaires. A l’opposé Bernardo est désigné comme le dandy neurasthénique, perpétuellement malade des nerfs, pour justifier oisiveté et problèmes d’argent, bien différent d’autres oncles comme Alejandro, l’aîné, et Adolfo qui lui vit à la campagne.

On l’a dit, le projet de Naum, non sans élitisme, est de protéger et d’insérer sa famille dans la bourgeoisie éclairée mais dès la troisième génération elle se disperse, à l’instar de l’auteur. Felipe l’Argentin est né en 1935 et décrit une enfance privilégiée et préservée, loin des conflits mondiaux. Philippe fait des études d’ingénieur et s’implique beaucoup dans le Centre d’étudiants pour y jouer un rôle syndical et politique. Il va rencontrer puis épouser Gladys en 1960, dans un mariage laïc et non-juif, chacun entame une analyse, lui désirant s’émanciper de la figure paternelle. Il entre comme ingénieur dans l’usine de son oncle et part ensuite s’installer à Paris en 1962. Après la vie étudiante, il prend la décision de ne plus retourner en Argentine d’où une rupture avec José, et embauché pour des études économiques, évoque brièvement une belle carrière et la création d’un cabinet-conseil.

C’est dans ce chapitre que va s’insérer en italique, en aparté, un curieux dialogue entre Frumkin, Felipe et Philippe, l’éclatement entre les « moi » de l’auteur. Ce dialogue intérieur va s’expliciter avec le dernier chapitre intitulé donc « Frumkin le Juif », ou l’évocation de son retour vers le judaïsme. C’est à partir de 1995 qu’il se sent véritablement descendant d’Abraham et va s’intéresser à l’histoire des juifs en Argentine, mais aussi à celle d’une branche méconnue, pragoise, celle d’un frère de Naum, dont la descendance est installée en Israël. L’auteur retrace les étapes de cette quête et la découverte du Talmud. Il se dit apaisé de cette quête identitaire sur ce que signifie être juif.

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