Philippe et Gérald Cahen : Une famille juive lorraine : les Cahen d’Ennery

jeudi 13 septembre 2012, par Philippe Lejeune

Éditions Kawa, 2012

Rassurez-vous : rien d’une fastidieuse somme généalogique (même si toute l’information est là), mais un atelier d’écriture à trente et quelques mains, dont l’idée est venue à Philippe Cahen après avoir organisé en 2004, 2008, puis 2012 des « cousinades » réunissant les descendants des onze enfants d’Abraham (1828-1902) et Rose (1840-1930) Cahen.

Campagne éclair : l’appel au témoignage, sans consignes trop précises, a été lancé le 13 février 2012 et le livre est sorti des presses fin juin ! Une brève (et très utile) synthèse de Philippe Cahen précède les témoignages rangés non par ordre chronologique, mais, sagement, par ordre généalogique des onze descendants, de leurs trente-six petits enfants, etc.

On entre dans un lacis complexe d’histoires qui s’organisent autour de trois pôles : avant 1939, l’ascension sociale d’une famille juive de marchands de bestiaux, de grains puis fabricants de légumes secs, établie à Ennery (Lorraine) depuis 1720, dont les affaires prospérèrent jusqu’en 1939 ; de 1940 à 1945, la vie clandestine de familles décimées par la Shoah (quatre des enfants d’Abraham et de Rose, treize petits-enfants et plusieurs arrière-petits-enfants seront déportés et assassinés) ; après 1945, nouveau départ, mais avec grande diversité de choix professionnels qui s’écartent du commerce (enseignants, médecins, artistes, etc.) et éparpillement géographique. Mais ce paysage se construit peu à peu dans l’esprit du lecteur grâce à une multiplicité de textes de longueur et de tons différents.

Certaines contributions ont l’allure de synthèses généalogiques ou d’évocation nostalgique du temps passé. Toile de fond utile, sur laquelle se détachent les témoignages plus personnels des survivants de la Shoah – dernière génération d’enfants ou adolescents d’alors directement impliqués, témoignages intenses, au ton retenu. L’après-guerre, jusqu’à aujourd’hui, ouvre la possibilité d’une expression autobiographique plus directe : il n’était pas interdit de parler de soi – c’était même demandé ! On lit donc une série de récits de vie, parfois méthodiques et pudiques comme des curriculum vitae, parfois plus libres. On est charmé quand Murielle Cahen (née en 1958) nous raconte ses « trois vies » (dévoreuse de livres, avocat sur le net, antiquaires et brocantes), impressionné quand Ève Klein (née en 1960) évoque les vicissitudes de ses trois adoptions d’enfants étrangers. Mais on est surtout fasciné lorsqu’on se trouve plongé dans des réseaux d’autobiographies en grappes… C’est le cas pour les petits-enfants de Léon (1870-1944) : l’organisateur du livre, Philippe Cahen (né en 1950), son épouse Juliette, leurs enfants, ses deux cousins Gérard et Claude, et les trois enfants de Gérard, nous offrent en écho des récits d’éducation et de carrière, mais aussi de vie religieuse et de rapport à la judéité (ce dernier sujet courant évidemment dans tout le recueil comme un leitmotiv). Ainsi se constitue une sorte de « garde-mémoire » familial comme on a rarement l’occasion d’en lire. La photo de groupe placée sur la couverture fait regretter que le volume ne soit pas illustré pour faire revivre les personnes, mais aussi les lieux, cette Lorraine qui est l’un des grands sujets du livre.

Une belle postface de Gérald Cahen médite sur ce « passage de témoin » de vies juives ancrées dans la province française au sein d’un monde de plus en plus voué à la diaspora.