Philippe Henry : Paul Leuba (1880-1975). De l’enfant placé au notable, autobiographie et microhistoire

jeudi 17 juin 2021, par Pierre Caspard

Alphil, Neuchâtel, 2020, collection textuelles
Tome 1 : enfance et adolescence
Tome 2 : le temps des responsabilités

Né en 1880, Paul Leuba, l’auteur des mémoires, écrit en 1971 à sa petite-fille Christine : « Quand, il y a 4 ou 5 ans, toi et ta sœur m’avez crié : ‘’ Grand papa, on se réjouit de lire tes mémoires ! ‘’, ce fut pour moi une lueur. Je m’encourageai, pris la résolution, malgré mes 87 ans, de les écrire, mes mémoires, me disant que tu y trouverais le sujet de nouvelles intéressantes à lire ». De fait, en 1971, P. Leuba en a déjà écrit plusieurs centaines de pages qui ne concernent encore que les vingt-et-unes premières années de sa vie. Il parviendra à sa trente-huitième année en 1974, alors âgé de 94 ans, avant de mourir l’année suivante.

P. Leuba n’avait certainement pas l’idée de toucher un public quelconque, présent ou à venir. Toute ambition littéraire est donc absente de son texte, qu’il s’est contenté d’écrire avec des mots simples et justes. C’est bien à ses seules petites-filles qu’il s’adresse, son dactylogramme n’ayant pas quitté les archives familiales, jusqu’à leur publication par l’historien neuchâtelois Philippe Henry, dont le travail d’édition est très remarquable : près de cent pages d’introduction et 1400 notes infrapaginales…

Mais qui est P. Leuba, et en quoi ses mémoires contiennent-ils « des nouvelles intéressantes à lire » ? Sa vie est tout à fait ordinaire. Fils et petit-fils d’ouvriers du Val-de-Travers (vallée neuchâteloise que hanta jadis Jean-Jacques Rousseau), orphelin de bonne heure, il a une enfance plutôt malheureuse puis entre en 1897 dans l’administration des postes, où il restera jusqu’à sa retraite. Il a aussi atteint le grade de capitaine dans l’Armée suisse, et exerce des fonctions électives, aux niveaux communal et cantonal. Il se marie trois fois, en 1903, 1910 et 1964.

Son texte pourrait être qualifié d’auto-socio-biographique, si le terme créé par Annie Ernaux ne traduisait une ambition assez différente. P. Leuba ne fait pas de sa vie personnelle la grille de lecture du monde qui l’entoure. Mais, qu’il en ait consciemment ou non le dessein, ses mémoires témoignent de ce qu’autorise à chacun - c’est-à-dire, à lui comme aux autres - la société de son époque, entre les aléas de la Providence – décès précoce de ses deux parents, de sa première épouse, de son premier enfant -, les possibilités d’ascension sociale qu’offrent les institutions - l’école, l’administration postale, l’Armée - et la responsabilité qui est celle de chacun de pouvoir ou vouloir progresser, s’il en a l’ambition : « Quand tu seras grand, tu pourras te venger de la société qui te tourmente ; tu auras ta revanche », se promet-il à l’âge de quinze ans ; et il conclura plus tard : « Je cherchais à m’élever ».

Corrélativement, son propre parcours de vie est émaillé d’un nombre impressionnant d’évocations ou de portraits – en quelques lignes, paragraphes ou pages, selon les cas – d’hommes et de femmes appartenant pour la plupart « au menu peuple très modeste » ou aux classes moyennes, entre lesquels les frontières ne sont pas étanches. Leurs conditions de vie et de travail, leurs qualités et défauts, leurs origines et devenirs, dessinent une sociologie, pointilliste mais suggestive, du monde dans lequel P. Leuba a inscrit son propre parcours. P. Henry a donc eu raison de sous-titrer ces mémoires « Autobiographie et microhistoire », ce qu’ils sont effectivement tout à la fois.