Pierre Nora : Jeunesse

mercredi 28 avril 2021, par Bernard Massip

Gallimard, 2021

A l’approche de ses 90 ans, l’historien Pierre Nora a eu envie de revenir sur sa jeunesse. Et, signe d’un désir de transmission, il dédie son livre à son fils unique qu’il a peu élevé, Elphège, né en 1985 d’une de ses intermittences de cœur, et aujourd’hui chercheur en biologie à San-Francisco.
Il cherche à élucider ce qui, au cours de sa jeunesse, a fait de lui ce qu’il est, qui ne répond pas à une quelconque vocation mais qui est la résultante de « contradictions fécondes et d’échecs heureux », faisant du parcours de sa vie « une succession de blocs faits d’expériences hétérogènes ».

Premier aiguillage déterminant : Hendaye, juin 40, voici le jeune garçon avec sa mère s’apprêtant à passer la frontière pour partir ensuite avec des amis de la famille en Amérique. Mais, rendez-vous manqué, les choses ne se passent pas comme prévu : « à une heure près je serai devenu un professeur américain. Rien n’aurait été de ce que je vais raconter ».

Ils rentrent à Paris, avant de rejoindre Grenoble puis le village de Méaudre sur le plateau du Vercors. Mais le père, Gaston, qui est né en 1888 et qui est un chirurgien reconnu, ne compte pas, quant à lui, quitter Paris. Il fait partie de cette bourgeoisie intellectuelle franco-juive, hautement patriote et faisant preuve d’un « assimilationnisme forcené » et qui n’imagine pas devoir subir les conséquences des lois anti-juives. De fait, il parviendra à traverser l’occupation presque sans encombre, protégé sans doute aussi par la gratitude que lui vouait Xavier Vallat qu’il avait sauvé en le ramenant derrière les lignes pendant les combats de la Grande Guerre.
Dans le Vercors les frères ainés de Pierre, Simon et Jean, ne tardent pas à s’engager dans la résistance et c’est de peu que tous, cachés chez un villageois, évitent le massacre lors de la reprise du plateau par les Allemands.
Tous les membres du groupe familial auront donc échappé à l’horreur mais la conscience de l’holocauste restera néanmoins très présente aux yeux du jeune homme et le restera toute sa vie. Elle rappellera sans cesse « au juif déjudaïsé que j’étais la présence du judaïsme en lui ».

Rentrée à Paris la famille reprend sa vie bourgeoise dans l’après-guerre dans leur grand appartement des beaux quartiers, avec personnel de maison et gouvernante pour les enfants, recevant beaucoup, s’impliquant dans la vie de la cité. Le grand frère Simon, très admiré, devient un haut-fonctionnaire, proche de Mendès-France et qui semble promis à une haute destinée. Le jeune lycéen pour sa part se sait programmé pour des études prestigieuses, l’École Normale Supérieure parait une évidence, tant aux yeux de son père que de lui-même.
Mais, à trois reprises, l’École se refuse à lui. Manque de confiance au départ mais aussi doutes sur la pertinence du choix, attisé par son ami Jean-François Revel comme par sa propre découverte des limites de la culture normalienne alors que de puissants renouvellements sont à l’œuvre en dehors d’elle, notamment en histoire autour de Braudel et des Annales. Dans le même temps son goût pour la poésie, renforcé par sa rencontre avec René Char comme son initiation amoureuse dans les bras de Marthe, « sa princesse malgache », celle qui fut le modèle de la Justine de Lawrence Durell dans Le Quatuor d’Alexandrie, ne favorise pas son investissement scolaire.

Ces échecs éloignent de lui la possibilité d’une carrière universitaire classique. Il passe l’agrégation cependant et part enseigner en Algérie. A son retour en 1960 il obtient une résidence à la Fondation Thiers où il va pouvoir rédiger sa thèse. Mais son expérience algérienne lui fournit aussi la matière d’articles qu’il donne à France-Observateur puis d’un essai, Les Français d’Algérie. Ce sont pour lui « les années charnières », celles où se préciseront les directions à prendre. Il s’éloigne définitivement de l’enseignement, multiplie les collaborations journalistiques, se rapproche du monde l’édition. Le choix qu’il fait d’une approche ethnologique de l’histoire, celui de centrer ses recherches sur l’histoire de l’histoire, sur la mémoire et les mémoires le conduiront à ses grandes réalisations éditoriales futures.

Mais peut-être est-ce à sa position dans la fratrie qu’il doit, plus qu’à tout autre chose, d’être devenu ce qu’il est. L’éternel petit frère, toujours un peu fasciné par l’aura de ses ainés et notamment du brillant Simon, est, quant à lui, plus en retrait, préférant la position d’observateur à celle d’acteur. Et il s’interroge : est-ce qu’au final son choix d’être historien ne résulterait pas avant tout de sa volonté de ne pas être dans l’action ?

C’est en tout cas un bel essai autobiographique que Pierre Nora nous donne avec cette Jeunesse, qui éclaire par ses sources, son beau parcours d’historien et d’éditeur.