Rao Pingru : Notre histoire : Pingru et Meitang

mercredi 15 février 2017, par Bernard Massip

Le Seuil, 2017, 360 pages très illustrées

C’est à plus de 80 ans, en 2008, après le décès de son épouse-bien aimée, que Rao Pingru prend la plume et les bâtons d’aquarelle pour écrire et dessiner le récit de sa longue vie et l’histoire de sa famille et de son couple.

Né en 1922 dans un milieu aisé et lettré de Chine du Sud-Ouest, il s’engage dans l’armée nationaliste au moment de l’invasion japonaise. Il épouse Meitang en 1948. Après la victoire communiste, il finit par obtenir un emploi de comptable à Shanghai avant d’être envoyé en camp de travail où il restera 22 ans. Libéré, il retrouve son travail puis profite d’une vieillesse sereine et bien entourée par l’affection de ses cinq enfants, assombrie cependant par la dégradation de la santé de son épouse.

C’est à la retraite qu’il s’est découvert le goût de l’aquarelle. Après le décès de Meitang il entreprend pour lutter contre la douleur du deuil de ramener à lui, en textes et en dessins, les souvenirs de sa vie. « Tout en dessinant, les souvenirs revenaient à ma mémoire et je revivais le moment passé ». « Beaucoup de petits riens laissent sans raison particulière une profonde empreinte dans le cœur des gens ordinaires comme nous, devenant avec le temps des souvenirs d’une valeur inestimable. »

Il évoque avec force détails la vie quotidienne, que ce soit dans la Chine prérévolutionnaire de sa jeunesse, au temps des pénuries et de l’exil, puis dans la Chine contemporaine en plein développement. Les rites et les fêtes, les jeux des enfants et des adultes, les transports et les voyages, la vie de garnison puis la vie au travail, les maladies... Les souvenirs culinaires tiennent une place particulière : il dessine les plats, en donne les recettes et évoque le souvenir persistant que leur dégustation lui a laissé en bouche bien des années après.

Les épreuves sont nombreuses. Pingru et sa famille subissent les conséquences de leur « mauvaise origine de classe ». Mais il ne s’appesantit pas, il ne récrimine pas et s’interdit tout apitoiement. De petites anecdotes lui suffisent pour faire ressentir toute la difficulté de la situation tant pour lui en camp de travail que pour Meitang élevant seule à Shanghaï leurs cinq enfants. Il conclut ainsi la page où il raconte son retour : « lorsque le froid de l’hiver est le plus rude, c’est que le printemps n’est plus si loin ».

L’amour que Pingru et Meitang se portent aura été le viatique leur permettant de traverser sans désespoir les années noires. C’est lui qui irradie tout le récit et qui lui donne sa charge d’émotion. La rencontre avec Meitang est organisée par la famille à l’occasion d’une permission. « J’aperçus le joli minois d’une demoiselle d’une vingtaine d’année qui, se regardant à la lumière du jour dans une glace, s’appliquait du rouge à lèvres de la main gauche ». Il raconte leurs promenades pour s’apprivoiser, leur mariage puis leurs « voyages main dans la main », à la recherche d’un travail et de moyens de subsistance dans une Chine en plein chaos. Lorsqu’il est envoyé en camp de travail, Meitang, invitée à divorcer, s’y refuse. « Nous avons vu autour de nous tant de couples qui se reniaient, de foyers qui s’effondraient. Heureusement l’idée de renoncer l’un à l’autre ne nous a jamais traversé l’esprit. » Il évoque avec émotion mais, là encore, avec retenue, la longue maladie puis l’agonie de sa femme.

L’extraordinaire mémoire visuelle de Rao Pingru lui permet de donner à voir par ses aquarelles tous les détails des lieux, des situations, des personnages. L’image et le texte se complètent parfaitement. Plans et schémas ne manquent pas : ainsi peut-on voir les plans des diverses résidences ou il a vécu mais aussi le schéma de ses « petites inventions » destinées à prolonger la vie d’une chaussette ou d’une chaussure dans le temps des pénuries ou, plus tard, l’appareil à dialyse artisanal qu’il a installé dans sa salle de bain pour traiter sa femme à domicile. Mais, au-delà de cette richesse documentaire, la grâce de dessins très colorés, aux traits plutôt naïfs mais plein de vivacité, de poésie et parfois d’un discret humour, transmettent aussi admirablement au lecteur les émotions ressenties et ravivées par le vieil homme.

C’est pour lui et pour ses enfants que Rao Pingru, quatre années durant, a construit ses « mémoires graphiques », sans jamais penser que ce pourrait devenir un livre publié. Une de ses petites filles a posté certains dessins sur internet. L’écho rencontré l’a incité à chercher un éditeur. Le livre a connu un succès foudroyant, signe sans doute que ce regard porté avec tendresse sur un couple de personnes ordinaires mais aimantes dans une Chine en bouleversement rencontre le besoin des jeunes générations de se reconnecter avec des valeurs simples d’amour, de bienveillance et d’acceptation de la vie comme avec la continuité d’une civilisation millénaire.

(Lors de son récent voyage en France, à l’occasion du Festival d’Angoulême, Rao Pingru a donné plusieurs interviews que l’on peut écouter ici : Ainsi avec Catherine Broué dans Les Matins de France-Culture ou dans l’émission l’Heure Bleue de Laure Adler sur France-Inter )