Romain Rolland : Journal de Vézelay, 1938-1944

mardi 26 novembre 2013, par Jean-Yves Haberer

Bartillat, 2012

L’épais volume est intimidant comme une sorte de cathédrale diaristique. On apprend par l’excellente introduction que Romain Rolland (1866-1944), l’inventeur du roman fleuve avec Jean-Christophe qui lui valut le prix Nobel en 1916, n’a cessé, de sa seizième année jusqu’à sa mort, de rédiger un journal intime. Celui-ci a rempli, en soixante ans, 117 cahiers, conservés à la Bibliothèque Nationale de France, sauf ceux concernant les années des deux guerres mondiales, déposés à la Bibliothèque de l’Université de Bâle. La publication n’en est autorisée que depuis l’an 2000 et commence, si l’on peut dire, par les douze cahiers de la fin.

En effet, au printemps de 1938, l’écrivain, qui résidait en Suisse romande depuis 1922, décide de rentrer en France dans sa Bourgogne natale et se fixe à Vézelay, où il mourra. Esprit libre, lointain descendant de Rousseau, Michelet et Tolstoï, mais engagé depuis les années 1920 avec constance et idéalisme du côté de la gauche communiste, il jouit alors d’une véritable gloire européenne due à ses romans, à son courageux pacifisme Au-dessus de la mêlée (1915), à ses écrits de musicologue (notamment sur Beethoven), à ses biographies, à son inlassable production d’articles ainsi qu’à la prolixe correspondance qu’il entretient avec de nombreuses personnalités de son temps.

La lecture de ce journal-fleuve, plus autobiographique que d’autres, est passionnante pour deux raisons principales. D’une part, c’est le journal d’un grand écrivain en pleine possession de ses moyens : choix du mot juste, jaillissement immédiat de la formule cinglante, qualité des portraits de personnes, croquis évocateurs de scènes ou de paysages, multiplicité des centres d’intérêt.

Malgré le retrait dû aux événements, Romain Rolland reste en relation avec d’autres écrivains et avec ses éditeurs. Des pages éblouissantes font revivre Paul Claudel, André Suarès (ses camarades de promotion à Normale), Alphonse de Châteaubriant (son ami dévoyé par la collaboration), Aragon (son fidèle admirateur), Jean-Richard Bloch, Georges Duhamel, Pierre-Jean Jouve, Henri Mondor, Charles Vildrac, etc. À tout instant, l’écrivain reste conscient de son œuvre et de ce qu’on peut appeler sa situation littéraire.

D’autre part, c’est un journal d’homme engagé, conscient d’être adossé aux grands événements historiques qui bouleversent le monde : Munich, le pacte germano-soviétique, la guerre, la défaite, l’exode, l’occupation allemande, la mise en coupe réglée de l’économie française, la résistance, les bombardements alliés, la Libération. Normalien agrégé d’histoire, Rolland entremêle ses jugements d’ensemble (dont une belle clairvoyance sur le gouvernement de Vichy, dès juillet 1940), ses craintes, ses pronostics, et sa collecte de petits faits, d’anecdotes significatives, de mésaventures vécues. Il sait qu’il vit une époque dramatique méritant qu’on en tienne la chronique attentive, pour témoigner, et il le fait en combinant l’instinct de l’objectivité avec la passion de ses convictions.

Il me semble que tout journal personnel reflète une sorte de filtre dont est porteur, souvent à son insu, son auteur pour distinguer, dans ce qui est vécu ou pensé par lui, ce qui est éligible à l’écriture intime. De ce point de vue, le Journal de Vézelay est merveilleusement performant. On peut s’en convaincre en le comparant avec ce que, pour la même période dramatique, ont écrit dans leur journal des contemporains comme Gide, Martin du Gard, Morand, Drieu La Rochelle…

Témoignage accablant sur les années misérables et humiliantes traversées par notre pays, mais témoignage illuminé de l’intérieur par l’intégrité exemplaire d’un grand esprit indépendant passionné de liberté et de fraternité.