Sally Mann : Tiens-toi bien !

dimanche 11 septembre 2022, par Pierre Kobel

traduit de l’anglais par Sylvie Schneiter, Phébus, 2022

Beaucoup en France ont découvert l’artiste qu’elle est à l’occasion de la grande rétrospective Mille et un passages qui lui fut consacrée au Jeu de Paume en 2019. C’est aujourd’hui avec ce livre de mémoires que la photographe américaine Sally Mann revient. Elle y raconte la femme et l’artiste qu’elle est avec la liberté d’expression qui est la sienne depuis toujours. Dans Télérama, Marine Landrot écrit : « Sally Mann traque la vie, les souffles de ceux qui furent et de ceux qui sont. Elle fait dialoguer les pupilles, se dissoudre les rictus, se dilater les imprévus. Elle observe le pouvoir et les lacunes de son art, consciente de “la jumelle toxique de la mémoire déficiente : la traîtrise de la photographie”, et appelle les mots à la rescousse, avec une ardeur euphorique. »

Née en 1951 à Lexington en Virginie, Sally Mann n’a jamais véritablement quitté le sud des États-Unis qui est au cœur de ses créations. Elle y a grandi, étudié, s’y est mariée et y vit dans une ferme qui est souvent la toile de fond de son travail. Son livre est le récit de cette existence personnelle, familiale et artistique, ces différentes parts s’imbriquant les unes dans les autres. Des jeunes années où elle vécut libre et dévêtue, enfance qui lui donna l’amour des chevaux, aux années lycéennes agitées. De la découverte et l’apprentissage de la photo à l’âge de 17 ans qui lui permettent d’aller à la recherche d’elle-même avant d’aller à celle de l’histoire et la géographie de son pays, au mariage jeune avec Larry Mann qui sera toujours un partenaire fidèle de sa création (on a pu voir récemment des photos qu’elle a faites de lui dans le cadre de l’exposition Love songs à la Maison européenne de la photographie). Elle y raconte une société encore empreinte de puritanisme et de censure où la ségrégation et le racisme sont toujours très présents. À l’encontre de cela, elle y rend un hommage de grande affection à Gee Gee, celle qui fut sa nourrice noire, plus maternelle que sa propre mère.

« Tiens-toi bien ! » Une injonction que Sally Mann a sans cesse transgressée, non par souci de provocation, mais pour affirmer une liberté tant dans ses centres d’intérêt que par les techniques anciennes qu’elle utilise, se servant dès ses débuts d’une lourde et encombrante chambre photographique. Connue pour les portraits noir et blanc de sa famille, elle souleva une vive polémique en publiant des photos de ses trois enfants dénudés. Défendue par ces derniers, elle récusa pour sa part tout rapport entre ces images et la morale. « Si la transgression est au cœur de l’art du portrait, concède-t-elle, le résultat idéal – beauté, communion, honnêteté, empathie – allège l’offense. » dit-elle. Elle partira plus tard à la recherche des lieux de la Guerre de Sécession, sur les traces d’un lieu de lynchage. Elle se confronte au corps de l’homme noir en relation avec sa place et sa représentation dans la société esclavagiste. Elle fait front à la mort en photographiant dans un cimetière expérimental des dépouilles laissées à l’air libre pour laisser agir la décomposition naturelle du corps.

Tenant des carnets d’écriture dès sa jeunesse, Sally Mann fait preuve avec ce récit autobiographique d’un vrai talent d’écrivain. Sous un dehors de « sauts et gambades », elle raconte un itinéraire rebelle, engagé et libre qui a fait d’elle une artiste singulière et importante de notre temps qu’on a pu assimiler à une vision faulknérienne de la société. Toute sa démarche consiste en une recherche pour aller au-delà des secrets de cette société, pour explorer le passé et la mémoire afin de comprendre les origines et de se connaître mieux. À ce titre son œuvre va du personnel au collectif et prend une dimension politique au sens le plus générique du mot.

Ce livre est enrichi de photos et autres documents personnels, d’archives qui soutiennent le propos et se mettent en regard du texte.