Serena Ciranna : « L’autre moi numérique » : l’impact des réseaux sociaux sur le récit de soi

lundi 27 février 2023, par Élizabeth Legros Chapuis

Thèse de doctorat en philosophie analysant l’impact de la pratique d’Internet et des réseaux sociaux sur les récits de soi

L’analyse de Serena Ciranna, dans sa thèse récemment soutenue à l’EHESS (*), part du concept de l’identité narrative (IN) : celle-ci est née de la pratique de représentation de l’individu par des narrations, des récits qui l’aident à construire son propre sens de l’identité. « Dans le présent travail, annonce-t-elle, j’analyse ce que les technologies numériques font à l’identité narrative : comment des modèles alternatifs d’identité émergent et remettent en question le concept même de récit de soi. »

Depuis une vingtaine d’années, le Web propose à ses usagers de nouvelles opportunités de créer et d’exposer des narrations de soi, à travers les sites personnels, les blogs, les jeux vidéo et plus récemment les réseaux sociaux (appelés ici « réseaux socio-numériques » ou RSN). Il apparaît rapidement que toutes ces activités réalisées en ligne favorisent une fragmentation qui perturbe la continuité du récit : dans ce contexte, l’identité narrative reste cachée « derrière une démultiplication de représentations diverses de soi-même ». Le récit autobiographique devient une de ses formes de création possibles, mais pas la seule ; le narrateur dispose de « la possibilité d’être autre par rapport à son propre récit ». La thèse que défend Serena Ciranna est « qu’un rapport épisodique à soi-même émerge de plus en plus avec l’accumulation de traces personnelles sur le Web. » La naissance de ce rapport va être examinée sous divers angles.

Serena Ciranna examine ensuite l’évolution de la théorie sur l’identité narrative, depuis une origine que l’on peut trouver chez Locke et son Essai sur l’entendement humain (1 689), puis telle qu’elle est formulée par Paul Ricoeur et ensuite contestée par des théoriciens américains comme Daniel Dennett ou britanniques comme Galen Strawson.

Ce type de narration est initialement basé sur le postulat d’une continuité du moi dans le temps. Ainsi les théories de l’identité narrative impliquent un rapport à soi diachronique, c’est-à-dire pris sous l’angle de son évolution au cours du temps, et une « configuration des événements passés sous la forme d’une narration », d’un récit cohérent avec un début et une fin. Un caractère de continuité et de permanence du moi attaqué par Daniel Dennett, qui « définit l’unité de l’identité personnelle (self) comme une fiction et comme l’effet d’une illusion nécessaire ». Pour lui, la narration est alors le résultat de différents systèmes cognitifs en partie inconscients. Quant à Strawson, il conteste « la vision selon laquelle tous les individus auraient une identité construite de manière narrative » - ou même une expérience diachronique d’eux-mêmes - et il distingue des personnes diachroniques/narratives et d’autres épisodiques/non narratives. Mais contrairement à Strawson, Ciranna veut montrer qu’un individu « peut avoir un rapport à soi à la fois diachronique et épisodique », et c’est ce qui va ressortir de son analyse du fonctionnement des narrations de soi en ligne.

Étant donné le rôle important que joue la mémoire dans la construction de l’identité narrative, Serena Ciranna se penche d’abord sur le fonctionnement de la mémoire autobiographique. Celle-ci agit comme un filtre de sélection des événements (selon des facteurs biologiques, culturels, psychologiques…) et les souvenirs ne sont pas seulement récupérés, mais reconstruits à chaque remémoration. « La mémoire humaine sélectionne les événements les plus significatifs pour nous. » À la différence de cette mémoire qui est de nature approximative, la mémoire numérique se base sur des traces stables, restant inchangées à travers le temps. Cette mémoire est formée de traces numériques produites par les usagers, au cours de leurs activités en ligne, de manière consciente ET inconsciente, et dont l’ensemble constitue une « mémoire potentielle » des individus. Des archives involontaires produites par les réseaux sociaux, les messageries instantanées (Skype, WhatsApp…), les courriels constituent des supports de remémoration individuelle et collective. La création constante de traces numériques fournit également de nouveaux modes d’exploration de soi-même avec les souvenirs proposés par les algorithmes.

Quel peut être l’impact des traces numériques sur l’élaboration d’un récit personnel ? Un facteur important est que « le récit mental qui constitue notre identité est basé sur la capacité à sélectionner les souvenirs pertinents ». Et dans ce processus de sélection, on ne doit pas sous-estimer le rôle de l’oubli. Mais dans le monde du numérique, l’oubli n’existe pas et l’abondance des traces perturbe l’image. Ce monde obsédé par le souhait de garder des traces (avec toutes les actions proposées de sauvegarde, stockage, partage) aboutit à une surcharge informationnelle : trop d’information tue l’information et il se crée un décalage « entre la quantité des traces sauvegardées et la possibilité d’en faire sens ».

Serena Ciranna examine ensuite les options de narrations de soi disponibles en ligne (notamment sur Facebook et Instagram) afin de montrer en quoi elles divergent du récit de vie classique de l’identité narrative. Les contenus des RSN peuvent-ils être qualifiés de narrations autobiographiques ? Il est nécessaire de traiter par une approche transversale différentes formes de récit présentes sur le Web. En effet, l’usager est souvent présent sur plusieurs canaux simultanément (blogs, réseaux, sites, messageries). Ces espaces virtuels sont aménagés avec l’affichage de photos, phrases et objets « qui parlent à la place de leur habitant et qui ont le pouvoir de faire identité » à un moment donné. Dans ce cadre, la narration de soi n’a pas nécessairement la forme d’un récit organisé, il s’agit plutôt d’un discours sur soi, d’une mise en scène impliquant un certain agencement de la réalité. « Pour élargir leur espace relationnel, les intervenants doivent aussi élargir la surface identitaire qu’ils exposent », souligne un autre observateur de ces processus, le sociologue Dominique Cardon (auteur notamment de Culture numérique, Pr. Sciences Po, 2019).

En ce qui concerne l’évolution des contenus textuels publiés sur les RSN, Serena Ciranna analyse les « stories » d’Instagram, des formes de narration courtes destinées à un partage éphémère (24 heures), avec éventuellement une restriction des destinataires à un cercle de proches prédéfini. Le texte peut être positionné à l’intérieur de l’image et être ainsi utilisé pour commenter certaines parties de l’image au lieu de l’image entière. L’écriture en ligne devient ici « un hybride de langue et image ». L’usage de ces « stories » n’est pas l’apanage des adolescents. Serena Ciranna cite par exemple le cas du Massachusetts Institute of Technology (MIT), qui a fait sur son compte public sur Instagram (@mitpics) le récit des célébrations pour la cérémonie du “Commencement” 2019 et de la remise des diplômes, en utilisant le hashtag #MIT2019.

L’identité algorithmique (IA) constitue une « nouvelle forme d’objectivation des individus issue des systèmes algorithmiques de traitement des données », une forme d’identité invisible des usagers qui se juxtapose à leurs profils personnels sur les RSN. La lecture des contenus affichés par un usager fournit sur lui des informations supplémentaires, qui ne sont pas forcément déclarées explicitement par lui. Lorsque l’usager en prend conscience, et en effet les individus sont de plus en plus conscients de la présence de l’IA et de son fonctionnement, le moi algorithmique peut être vu comme « une sorte d’oracle qui donnerait accès à une partie de soi qui n’est pas directement perceptible par le sujet ». À ce propos, Serena Ciranna suggère une comparaison intéressante avec la conception du moi issue des théories psychanalytiques : « Au début du XXe siècle, un nouvel objet, le ‘moi’ refoulé, a émergé avec la diffusion de la notion d’inconscient par la psychanalyse. La conscience de ce moi a modifié la perception des sujets de leur parfaite maîtrise sur leur propre identité. De la même manière, une suspicion s’installe sur le moi de l’identité narrative issu du récit de soi du sujet – un récit qui ne prend pas en compte ses traces collectées passivement et analysées par les algorithmes. Ainsi, avec les identités mesurables et algorithmiques, une nouvelle identité émerge et s’ajoute à d’autres notions et théories de l’identité. »

Serena Ciranna sera l’une des intervenantes de la table-ronde de l’APA, L’intime revisité, le 18 mars 2023 15h, salle de l’AGECA, 177 rue de Charonne, 75011.

(*) « L’autre moi numérique – Les objectivations des usagers en ligne et l’émergence d’une identité personnelle épisodique », par Serena Ciranna, sous la direction de Gloria Origgi, thèse soutenue à l’EHESS le 9 décembre 2022